Si le ton du message est mesuré, le titre du document diffusé le 11 novembre dernier par la Fédération chrétienne de Malaisie ne laisse aucune place au doute : « Prier pour une nation en crise ». A quelques jours de la manifestation de masse à laquelle appelle le mouvement citoyen Bersih pour ce samedi 19 novembre, les responsables des Eglises chrétiennes du pays ont pris parti : la liberté de manifester doit être respectée et les appels à la haine, issus de personnalités ou d’organismes affiliés à la majorité actuellement au pouvoir, ne peuvent être tolérés.
Dans un pays où l’islam a le statut de « religion officielle » et où les équilibres entre les religions et les communautés ethniques font l’objet de toutes les attentions du pouvoir en place (1), les chrétiens forment une minorité d’environ 9 % des près de 30 millions d’habitants de la Fédération de Malaisie. La Fédération chrétienne de Malaisie (CFM - Christian Federation of Malaysia) réunit la quasi-totalité des dénominations chrétiennes du pays (dont l’Eglise catholique) et prend régulièrement position dans le débat public pour défendre les droits et les intérêts des chrétiens. Avec le communiqué du 11 novembre, c’est toutefois la première fois qu’elle prend la parole sur un terrain directement politique.
Escalade de la tension
Signé par le président de la CFM, le Rév. Eu Hong Seng, le communiqué commence par appeler à « prier » pour la Malaisie « à mesure que nous sommes témoins de l’escalade de la tension dans notre pays bien-aimé ». Se plaçant sous un verset du Livre de Michée, dans l’Ancien Testament, qui enjoint l’homme droit à « pratiquer la justice, aimer la miséricorde et marcher humblement avec [son] Dieu » (Michée 6,8), les responsables des Eglises chrétiennes dénoncent « les menaces » et « les violences » qui vont crescendo depuis des semaines ; ils affirment ensuite que « les manifestations pacifiques doivent être respectées » et stigmatisent « l’inaction des autorités, mandatées pour maintenir la paix dans notre nation, » face à ceux qui se livrent à des violences. Ils appellent le gouvernement et ses agents à « protéger tous les citoyens » et à prendre des mesures pour contenir « une situation potentiellement incendiaire ». Ils mettent en exergue le fait que « des personnes, des organisations de la société civile et des médias » ont reçu des menaces de mort, au point que des instances non partisanes telles que la Commission internationale des juristes a fait appel aux responsables chrétiens de Malaisie pour enquêter sur « ces actes illégaux d’intimidation ». Le communiqué de la CFM conclut en appelant à « des enquêtes impartiales » au sujet du financement de la vie politique ; il livre également un vibrant appel à défendre la démocratie et les droits fondamentaux inscrits dans la Constitution fédérale et nourrit l’espoir que les médias resteront libres et indépendants pour que la Malaisie « poursuive sa marche vers le statut de nation développée ».
Le communiqué de la CFM intervient dans un contexte bien particulier. Depuis des mois, les tensions ethnico-politiques montent au sein de la société malaisienne, à mesure notamment que l’insatisfaction croît à l’encontre du Premier ministre Najib Razak, malais et président de l’UMNO (United Malays National Organization), principal parti d’une coalition au pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1957. Soupçonné de détournement de fonds dans l’affaire dite du 1MDB (« 1 Malaysia Development Barhad »), le fonds d’investissement stratégique de l’Etat, Najib Razak aurait touché, sur ses comptes privés, la somme colossale de 700 millions de dollars en provenance de ce fonds.
Manifester pour une « Malaisie nouvelle »
Fondé en 2006 autour d’une revendication pour la réforme du système électoral et des élections sans fraude, une organisation citoyenne a pris de plus en plus d’ampleur, au gré notamment des rassemblements pacifiques de masse organisés à Kuala Lumpur et d’autres grandes villes du pays. Baptisé Bersih 2.0 (bersih signifie « propre » en malais), le mouvement appelle à une manifestation géante pour ce samedi 19 novembre sur la Place de l’indépendance à Kuala Lumpur. Ce sera la cinquième manifestation du genre de ces dernières années, et les Malaisiens sont appelés à descendre dans la rue pour ce « Bersih 5 » afin, revêtus de T-shirt jaune, la couleur du mouvement, de manifester « pacifiquement contre la corruption en grand du 1MDB, pour des réformes institutionnelles et une Malaisie nouvelle ».
Face à Bersih, le pouvoir en place a recours à ses techniques habituelles pour faire taire les voix dissonantes et tenter d’enrayer la montée de l’opposition : des enquêtes judiciaires au nom « d’activités organisées contre la démocratie » ont été diligentées et diverses personnalités politiques, dont des membres du Parlement, ont cherché à diviser les communautés sur des lignes liées à l’appartenance de « race » ou de religion. Signe cependant de l’inquiétude du pouvoir, les attaques ont été particulièrement vives : des menaces de mort, dénoncées par dans le communiqué de la CFM, ont été proférées à l’encontre de partisans de Bersih et la presse a senti encore plus qu’à l’accoutumée le poids du pouvoir. Face aux « jaunes » de Bersih, le parti au pouvoir, l’UMNO, a suscité l’essor des « Chemises rouges » et ces derniers ont promis de semer le chaos en venant manifester eux aussi le 19 novembre sur la Place de l’indépendance. Le leader des Chemises rouges, Jamal Yunos, agite le spectre des émeutes raciales de 1969 qui avaient opposé Malais et Chinois et fait des centaines de morts. Le Premier ministre lui-même, Najib Razak, a laissé entendre que s’il ne voulait pas « de clash physique », « ceux qui veulent protéger le gouvernement pourraient se sentir obligés de sortir [dans la rue] ».
Face à cette escalade de la tension, les responsables de Bersih ne reculent pas. Ils insistent sur le caractère pacifique de la manifestation de samedi prochain, à l’image des quatre autres qui l’ont précédée. Ils mettent en avant leur service d’ordre interne, fort de 1 400 personnes, qui « remettra immédiatement à la police tout éventuel agent provocateur ».
Au sein de l’Eglise catholique, la mobilisation est notable en faveur de Bersih. L’évêque de Melaka-Johor, l’un des neuf diocèses de l’Eglise catholique de Malaisie, Mgr Bernard Paul, a clairement affiché sur sa page Facebook que « prendre part à Bersih est un droit des citoyens ». Il a invité « tous les Malaisiens » à se joindre à la manifestation du 19 novembre et à placer, à compter du 14 novembre, une lampe « jaune » sur le pas de leur porte. Mgr Bernard Paul a fait savoir qu’il ne serait pas à Rome ce 19 novembre pour le consistoire organisé pour les dix-sept nouveaux cardinaux annoncés par le pape François le 9 octobre dernier, quand bien même un évêque malaisien se trouve parmi eux ; Mgr Paul a en effet annoncé qu’il se trouverait parmi les manifestants à Kuala Lumpur. (eda/ra)
(1) En Malaisie, 60,5 % de la population sont considérés par les autorités comme appartenant à l’islam, qui a le statut de religion officielle. Dans ses statistiques, l’Etat additionne ainsi aux 54,6 % de citoyens considérés comme malais (et qui, de ce fait, sont considérés comme musulmans), 5,9 % de citoyens classés parmi les Bumiputeras (‘fils du sol’), soit d’origine indigène. Les chrétiens, quant à eux, sont estimés à un peu plus de 9 % de la population, toutes dénominations confondues.
(Source: Eglises d'Asie, le 18 novembre 2016)
Dans un pays où l’islam a le statut de « religion officielle » et où les équilibres entre les religions et les communautés ethniques font l’objet de toutes les attentions du pouvoir en place (1), les chrétiens forment une minorité d’environ 9 % des près de 30 millions d’habitants de la Fédération de Malaisie. La Fédération chrétienne de Malaisie (CFM - Christian Federation of Malaysia) réunit la quasi-totalité des dénominations chrétiennes du pays (dont l’Eglise catholique) et prend régulièrement position dans le débat public pour défendre les droits et les intérêts des chrétiens. Avec le communiqué du 11 novembre, c’est toutefois la première fois qu’elle prend la parole sur un terrain directement politique.
Escalade de la tension
Signé par le président de la CFM, le Rév. Eu Hong Seng, le communiqué commence par appeler à « prier » pour la Malaisie « à mesure que nous sommes témoins de l’escalade de la tension dans notre pays bien-aimé ». Se plaçant sous un verset du Livre de Michée, dans l’Ancien Testament, qui enjoint l’homme droit à « pratiquer la justice, aimer la miséricorde et marcher humblement avec [son] Dieu » (Michée 6,8), les responsables des Eglises chrétiennes dénoncent « les menaces » et « les violences » qui vont crescendo depuis des semaines ; ils affirment ensuite que « les manifestations pacifiques doivent être respectées » et stigmatisent « l’inaction des autorités, mandatées pour maintenir la paix dans notre nation, » face à ceux qui se livrent à des violences. Ils appellent le gouvernement et ses agents à « protéger tous les citoyens » et à prendre des mesures pour contenir « une situation potentiellement incendiaire ». Ils mettent en exergue le fait que « des personnes, des organisations de la société civile et des médias » ont reçu des menaces de mort, au point que des instances non partisanes telles que la Commission internationale des juristes a fait appel aux responsables chrétiens de Malaisie pour enquêter sur « ces actes illégaux d’intimidation ». Le communiqué de la CFM conclut en appelant à « des enquêtes impartiales » au sujet du financement de la vie politique ; il livre également un vibrant appel à défendre la démocratie et les droits fondamentaux inscrits dans la Constitution fédérale et nourrit l’espoir que les médias resteront libres et indépendants pour que la Malaisie « poursuive sa marche vers le statut de nation développée ».
Le communiqué de la CFM intervient dans un contexte bien particulier. Depuis des mois, les tensions ethnico-politiques montent au sein de la société malaisienne, à mesure notamment que l’insatisfaction croît à l’encontre du Premier ministre Najib Razak, malais et président de l’UMNO (United Malays National Organization), principal parti d’une coalition au pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1957. Soupçonné de détournement de fonds dans l’affaire dite du 1MDB (« 1 Malaysia Development Barhad »), le fonds d’investissement stratégique de l’Etat, Najib Razak aurait touché, sur ses comptes privés, la somme colossale de 700 millions de dollars en provenance de ce fonds.
Manifester pour une « Malaisie nouvelle »
Fondé en 2006 autour d’une revendication pour la réforme du système électoral et des élections sans fraude, une organisation citoyenne a pris de plus en plus d’ampleur, au gré notamment des rassemblements pacifiques de masse organisés à Kuala Lumpur et d’autres grandes villes du pays. Baptisé Bersih 2.0 (bersih signifie « propre » en malais), le mouvement appelle à une manifestation géante pour ce samedi 19 novembre sur la Place de l’indépendance à Kuala Lumpur. Ce sera la cinquième manifestation du genre de ces dernières années, et les Malaisiens sont appelés à descendre dans la rue pour ce « Bersih 5 » afin, revêtus de T-shirt jaune, la couleur du mouvement, de manifester « pacifiquement contre la corruption en grand du 1MDB, pour des réformes institutionnelles et une Malaisie nouvelle ».
Face à Bersih, le pouvoir en place a recours à ses techniques habituelles pour faire taire les voix dissonantes et tenter d’enrayer la montée de l’opposition : des enquêtes judiciaires au nom « d’activités organisées contre la démocratie » ont été diligentées et diverses personnalités politiques, dont des membres du Parlement, ont cherché à diviser les communautés sur des lignes liées à l’appartenance de « race » ou de religion. Signe cependant de l’inquiétude du pouvoir, les attaques ont été particulièrement vives : des menaces de mort, dénoncées par dans le communiqué de la CFM, ont été proférées à l’encontre de partisans de Bersih et la presse a senti encore plus qu’à l’accoutumée le poids du pouvoir. Face aux « jaunes » de Bersih, le parti au pouvoir, l’UMNO, a suscité l’essor des « Chemises rouges » et ces derniers ont promis de semer le chaos en venant manifester eux aussi le 19 novembre sur la Place de l’indépendance. Le leader des Chemises rouges, Jamal Yunos, agite le spectre des émeutes raciales de 1969 qui avaient opposé Malais et Chinois et fait des centaines de morts. Le Premier ministre lui-même, Najib Razak, a laissé entendre que s’il ne voulait pas « de clash physique », « ceux qui veulent protéger le gouvernement pourraient se sentir obligés de sortir [dans la rue] ».
Face à cette escalade de la tension, les responsables de Bersih ne reculent pas. Ils insistent sur le caractère pacifique de la manifestation de samedi prochain, à l’image des quatre autres qui l’ont précédée. Ils mettent en avant leur service d’ordre interne, fort de 1 400 personnes, qui « remettra immédiatement à la police tout éventuel agent provocateur ».
Au sein de l’Eglise catholique, la mobilisation est notable en faveur de Bersih. L’évêque de Melaka-Johor, l’un des neuf diocèses de l’Eglise catholique de Malaisie, Mgr Bernard Paul, a clairement affiché sur sa page Facebook que « prendre part à Bersih est un droit des citoyens ». Il a invité « tous les Malaisiens » à se joindre à la manifestation du 19 novembre et à placer, à compter du 14 novembre, une lampe « jaune » sur le pas de leur porte. Mgr Bernard Paul a fait savoir qu’il ne serait pas à Rome ce 19 novembre pour le consistoire organisé pour les dix-sept nouveaux cardinaux annoncés par le pape François le 9 octobre dernier, quand bien même un évêque malaisien se trouve parmi eux ; Mgr Paul a en effet annoncé qu’il se trouverait parmi les manifestants à Kuala Lumpur. (eda/ra)
(1) En Malaisie, 60,5 % de la population sont considérés par les autorités comme appartenant à l’islam, qui a le statut de religion officielle. Dans ses statistiques, l’Etat additionne ainsi aux 54,6 % de citoyens considérés comme malais (et qui, de ce fait, sont considérés comme musulmans), 5,9 % de citoyens classés parmi les Bumiputeras (‘fils du sol’), soit d’origine indigène. Les chrétiens, quant à eux, sont estimés à un peu plus de 9 % de la population, toutes dénominations confondues.
(Source: Eglises d'Asie, le 18 novembre 2016)