La récente assemblée des évêques du Vietnam qui s’est tenue au centre pastoral de l’archevêché de Saigon du 13 au 15 avril 2015, a débattu, le premier jour, d’un très important sujet de société. En effet, Mgr Joseph Nguyên Chi Linh, responsable de la Commission épiscopale des migrants, a exposé aux membres de l’assemblée le complexe et difficile problème posé par les divers déplacements de population à l’intérieur comme vers l’extérieur du pays.

Il s’agit là d’un phénomène relativement récent dans l’histoire du Vietnam. Si l’on excepte l’occupation progressive du Sud-Vietnam par les Vietnamiens venant du delta du fleuve Rouge et des exodes provoqués au cours de l’histoire par certaines situations politiques, on peut considérer que la première migration d’importance a été entraînée par la mise en place en 1954 du gouvernement de la République démocratique au Nord-Vietnam. La première guerre du Vietnam (1945-1954) n’avait pas donné lieu à un exode d’envergure, mais, à son issue, après les accords de Genève de 1954, près d’un million de Tonkinois sont allés chercher refuge, par divers moyens, dans le Sud, où ils se sont installés et ont finalement prospéré malgré la guerre. Un phénomène comparable, mais encore plus dramatique, s’est produit à partir du mois d’avril 1975, à la fin de la seconde guerre du Vietnam, au moment de l’unification forcée de l’ensemble du territoire sous le régime communiste. Le nombre de départs clandestins (boat-people) ou officiels a largement dépassé le million et l’on évalue aujourd’hui à quelque cinq millions le nombre des Vietnamiens établis en divers pays du monde.

A cette émigration due aux changements politiques, il faut ajouter deux autres types de déplacements de population dont les causes sont, pour une grande part, économiques. Les autorités, pour éviter le chômage, ont favorisé le départ de nombreux travailleurs non spécialisés vers des pays ayant besoin de ce type de main-d’œuvre. Dans les années qui ont suivi la guerre, et dans le cadre de la coopération entre pays communistes, de nombreux Vietnamiens ont été envoyés vers l’Union soviétique et dans les pays de l’Europe de l’Est. L’effondrement du communisme dans ces régions à la fin des années 1980 a mis un terme à l’arrivée planifiée des travailleurs vietnamiens. Dans la plupart de ces pays, les communautés vietnamiennes issues de cette émigration ont subsisté sans se développer. Cependant, le départ de travailleurs vers les pays étrangers, encouragé par les pouvoirs publics, a continué et s’est orienté vers d’autres pays, comme Taiwan, la Corée, la Malaisie et un certain nombre de pays du Moyen-Orient. Le nombre de travailleurs ainsi expatriés chaque année ne faiblit pas. Pour l’année 2015, les sources officielles font état du départ de plus de 100 000 travailleurs vietnamiens vers l’étranger ; 62 000 se sont rendus à Taiwan, près de 20 000 au Japon, quelque 4 000 en Arabie Saoudite, un millier au Qatar.

Cette émigration du travail ne doit pas faire oublier d’autres déplacements concernant diverses catégories de la population. Il faut citer en premier ces dizaines de milliers de jeunes femmes, dont beaucoup résident dans le delta du Mékong, qui s’exilent pour devenir les épouses d’étrangers, comme les Chinois de Taiwan, ou encore des Sud-Coréens.

Cet exil de plusieurs millions de ressortissants vietnamiens va de paire avec une très importante migration à l’intérieur du pays, qui déplace chaque année des centaines de milliers de personnes depuis les campagnes vers les grandes villes industrialisées.

Cette dispersion (diaspora) de la population vietnamienne dans le monde et son déplacement à l’intérieur du pays a donc constitué un dossier important soumis à la discussion des évêques lors de leur dernière assemblée. A l’issue de l’assemblée, Mgr Paul Nguyên Thai Hop, évêque de Vinh et responsable de la Commission épiscopale ‘Justice et Paix’, a repris et développé ce même thème dans une interview accordée à Radio Free Asia (1). Le texte vietnamien a été traduit en français par la rédaction d’Eglises d’Asie.

Mgr Paul Nguyên Thai Hop : Il s’agit là d’une question très préoccupante. A vrai dire, elle comporte deux volets : la migration à l’intérieur du pays et les migrations vers les pays étrangers. C’est à cause de ces déplacements dont l’origine est très profonde, que nous menons des activités dites de « pastorale des migrants ». Nous pensons qu’il s’agit là de notre devoir et nous appelons les communautés résidant dans les régions où vont s’installer les migrants à les accueillir et à créer les conditions propices à l’intégration de ceux-ci. Nous devons changer d’attitude à leur égard. Ne pas les considérer agressivement comme des « migrants », mais les regarder avec des yeux fraternels.

Sous un certain angle, toutes les politiques de développement de notre pays ont bénéficié de la contribution des migrants. Celle-ci a été très importante bien que la plupart d’entre eux ne bénéficie que d’un salaire médiocre, et vivent dans des conditions plus difficiles que les autres. Toutes les villes qui se sont développées n’auraient pu le faire sans leur concours. Certains membres de la Conférence épiscopale ont fait référence aux migrants en donnant comme exemple Hô Chi Minh-Ville. Celle-ci, à l’occasion des fêtes du Nouvel An lunaire, est relativement déserte, y compris dans les lieux habituellement animés. Les migrants l’ont, en effet, quitté, à cette occasion, pour aller ailleurs (dans leurs régions d’origine).

Aujourd’hui, la pastorale de l’Eglise catholique accorde une grande attention aux migrants et considère cette tâche comme un devoir. Dans l’Ancien Testament, Israël, le peuple de Dieu, est un peuple migrant et certains considèrent Jésus, lui-même, comme un migrant. Tout cela nous oblige à considérer les phénomènes migratoires d’un œil différent.

Radio Free Asia : En dehors des appels à la communauté et aux organes administratifs compétents, comme vous venez de le dire, l’Eglise se doit de remplir sa mission à leur égard. D’une façon concrète, pour le temps présent et le temps à venir, comment se présente cette mission ?

Mgr Paul Nguyên Thai Hop : En réalité, on a parlé beaucoup à ce sujet, mais la tâche accomplie est encore minime. Que faut-il faire en premier lieu pour les migrants, les migrants de l’intérieur et ceux qui se déplacent à l’étranger ? Nous avons eu l’occasion de voyager dans divers pays étrangers où se trouvent de nombreux migrants de notre pays, comme à Taiwan, en Malaisie et dans certains autres pays. J’ai pu constater le drame vécu par les migrants. C’est bien pourquoi j’appelle la communauté à prendre conscience de cette situation. Beaucoup de migrants, parmi ceux qui sont à Taiwan ou en Indonésie, sont partis sans avoir d’information suffisante. Ils ne connaissaient que ce qui leur avait été dit par leurs voisins de leur village. Plus encore, nombre de migrantes ont fait l’objet de négociations comme des marchandises par l’intermédiaire de photos envoyées à des étrangers cherchant une épouse... Bien des migrants sont aujourd’hui exploités. Grâce à la Commission des migrants de notre Conférence, cette situation s’est atténuée en certains endroits.

Cependant, d’une manière générale, la situation des travailleurs vietnamiens à l’étranger reste tragique. C’est le cas en particulier des jeunes filles issues du delta du Mékong, parties dans des pays étrangers pour devenir les épouses des habitants de ces régions. Elles deviennent souvent la servante de tous les membres de la famille. Dans de nombreux cas, cette malheureuse situation aboutit au suicide. Elles sont souvent traitées cruellement et, à la longue, deviennent invalides.

En dernier lieu, nous posons la question : « Pourquoi cette émigration ? » Cette question dépasse de beaucoup les possibilités restreintes et limitées de la commission pastorale. Elle doit être posée dans un cadre beaucoup plus large. On peut se demander ce qui dans notre système économique, dans notre développement, pousse ainsi les gens à partir à l’étranger pour y trouver du travail dans des conditions aussi dramatiques. Pourquoi laisser les agents intermédiaires utiliser ouvertement une publicité cynique ? Ce sont, en effet, ces agents qui incitent les gens du peuple à s’engager dans cette situation tragique. Nous savons que les migrants sont outrageusement exploités par ces organismes intermédiaires.

Les migrants signent un contrat de deux ou trois ans, mais, durant cette période, ils ne gagnent pas assez d’argent pour rembourser la somme payée aux agents intermédiaires. C’est pour cela que la majorité des travailleurs vietnamiens à l’étranger doivent se résoudre à rentrer dans l’illégalité. Ils doivent changer de résidence pour pouvoir rester plus longtemps dans le pays. Ce n’est qu’ainsi qu’ils peuvent gagner l’argent qui leur permettra de rembourser la somme empruntée et ramener une certaine somme d’argent à leurs familles. Tel est leur drame. Comment faire pour que les organes compétents prennent conscience de cela et qu’ils fassent en sorte que les migrants qui se rendent à l’étranger officiellement, soient protégés et ne tombent pas entre les mains des organisations intermédiaires qui les exploitent ? Telle est la question qui se pose.

RFA : Poser la question, c’est en même temps proposer une façon de lui donner une réponse, n’est-ce pas Monseigneur ?

C’est la première fois que la question est soulevée publiquement et nous espérons que, dans l’avenir, progressivement, des études sur ce sujet seront menées. La Commission pour la pastorale des migrants collaborera avec les autres commissions pour trouver des réponses aux questions qui se posent. Comme vous le dites, poser la question, c’est reconnaître que la question se pose. Mais trouver la solution à lui donner, cela ne dépend pas uniquement des possibilités de la commission des migrants ou des autres commissions de la Conférence épiscopale, mais des instances les plus élevées du pays… Et tout particulièrement des organismes de protection et de lutte au service de la défense des intérêts des travailleurs. (eda/jm)

(1) Radio Free Asia, émissions en langue vietnamienne, 17 avril 2015.

(Source: Eglises d'Asie, le 4 mai 2015)