Le 20e anniversaire de la chute du mur de Berlin

Souvenirs d'une cicatrisation

Cette nuit-là, tout fut possible. Face à des gardes qui avaient d'abord hésité à tirer, une foule incrédule franchissait le rideau de fer dans l'euphorie. Vingt ans après, ceux qui ont vécu ces instants fous vibrent encore.

La nuit vient de tomber, à 16 h 23. Jeudi 9 novembre 1989, Angela, physicienne est-allemande de 35 ans, quitte son laboratoire de rAcadémie des sciences de Berlin. Arrivée chez elle, elle allume son téléviseur. Stupeur: un cacique de la RDA y déclare, sans plus de précisions, qu'aucune autorisation ne sera désormais nécessaire pour passer à l'Ouest Incroyable: le Mur, qui coupait Berlin en deux depuis vingt-huit ans, était infranchissable. Toute tentative de sortie non justifiée était considérée comme une fuite et pouvait se solder par des tirs

depuis les miradors.

La scientifique téléphone aussitôt à sa mère, qui vit aussi à l'Est, à Templin, à une centaine de kilomètres au nord de Berlin. La mère et la fille se promettent de partager un plateau d'huîtres à l'Ouest dès que l'ouverture sera effective. Comme tous les jeudis soir, Angela se rend ensuite à son sauna avec une amie. A la sortie, elle aperçoit, stupéfaite, une marée humaine s'agglutiner près du poste frontière de Bornholmer Strasse. Elle réalise alors que le passage à l'Ouest est déjà possible et se glisse dans le flot. La suite de l'histoire est connue. La jeune physicienne, Angela Merkel, devenue depuis chancelière de l'Allemagne réunifiée, l'a racontée de nombreuses fois à la presse: «De l'autre côté, je fus invitée par des familles de parfaits inconnus. On nous permit de téléphoner gratuitement et on nous offrit des bières. L'atmosphère était formidable.»

Formidable, en effet, que cette nuit du 9 au 10 novembre. En quelques heures, Berlin, capitale de la guerre froide, cadenassée depuis le 13 août 1961, se libère, à l'étonnement du monde entier. Comme Angela Merkel, des milliers de citoyens de RDA entendent l'impensable nouvelle et, incrédules, gagnent le Mur. Devant le flot qui grossit, certains gardes-frontières hésitent à tirer, puis se ravisent. A 21 h 30, miracle: Bornholmer Strasse, un des neuf points de passage berlinois, cède sans violence. La barrière se soulève et laisse passer les piétons, moyennant un simple coup de tampon sur leur passeport. Au fil des heures, les autres points de passage s'ouvrent l'un après l'autre. A minuit, les Berlinois dansent sur le Mur, à la porte de Brandebourg, symbole des symboles du rideau de fer. En cette nuit glaciale, ils seront des centaines de milliers à gagner l'Ouest, certains avec un simple manteau jeté sur

leur pyjama

«Die Mauer ist weg !»: le Mur est tombé ! Berlin devient capitale de la liberté. La guerre froide est terminée. Toute la nuit, la foule s'enlace, s'embrasse, boit bière et Sekt (mousseux), en hurlant «Wahnsinnig !» (c'est de la folie !). Dans les rues bondées, parmi la foule, il y a un certain François Fillon, qui assistait ce jour-là à un colloque sur l'Otan. Sur le Kurfurstendamm, les Champs-Elysées de l'Ouest, se forment d'immenses embouteillages, dans un assourdissant concert de Klaxon de Trabant, immatriculées DDR (RDA). Les premiers coups de marteau sont portés contre le monstre de béton qui divise la ville. Un nouveau métier est né:

Mauerspecht, pivert du Mur.

A Checkpoint Charlie, le plus célèbre point de passage, jusqu'alors réservé aux étrangers, les Allemands de l'Est déferlent après minuit. L'un «vient respirer l'air de la liberté», un autre vérifie que le cinéma où il s'était rendu la veille de la fermeture du Mur est toujours là Patron de l'Eden, une boîte de nuit de Berlin-Ouest, l'ancien play-boy Roif Eden dîne ce soir-là à Paris. «J'ai eu un coup de téléphone affolé de mon manager, se rappelle-t-il. Des foules venant de l'Est voulaient rentrer. Je lui ai dit de tous les accueillir et de leur offrir des bières.» Des miniers de Berlinois de l'Ouest, jeunes pour la plupart, se ruent eux aussi vers le Mur, dont ils ne connaissaient que les soldats, arme au poing, et les hurlements de chiens-loups. Mais, dans cette ville réputée couche-tôt, nombreux sont ceux qui restent chez eux, déjà au lit, ou bien calés devant leur télé. Un journal ironisera plus tard sur le rôle joué par le match Stuttgart-Bayern Munich diffusé ce soir-là.

Vécue au pied du Mur ou devant la télévision, l'émotion est immense. Helmut Schmidt, l'ancien chancelier, pleure dans son salon à Hambourg. A Francfort, la chanteuse punk Nina Hagen éclate en sanglots à la sortie du concert qu'elle vient de donner. Pour Roland Mertens, haut fonctionnaire allemand installé en Sarre, tout près de la frontière française, la chute du Mur est plus bouleversante encore. En octobre 1961, à 19 ans, il avait fui la RDA caché dans un train. Le 9 novembre 1989, il débouche le Champagne, «tellement soulagé qu'il n'y ait pas eu

d'effusion de sang».

Pour fracassant qu'il soit, l'événement échappe à certains. Helmut Kohi, le chancelier de l'époque, en visite en Pologne, n'en est averti qu'à la fin de son dîner officiel, vers minuit. Mikhaïl Gorbatchev, déjà endormi, n'est informé que le lendemain. A Moscou, un des diplomates de l'ambassade allemande, Reinhard Schafers, aujourd'hui ambassadeur à Paris, est également passé à côté. «Le téléscripteur de l'agence de presse allemande DPA était en panne, et l'agence soviétique Tass n'annonçait, évidemment, rien», explique-t-il. Vers 23 heures, il passe à l'ambassade de France pour une réunion de travail. «Là-bas non plus, personne n'en parlait. Je n'ai su que le matin suivant. Les gens faisaient la fête sur le Mur: je n'en

croyais pas mes oreilles !»

Quant à l'état-major du RPR - avec Chirac, Pasqua... -, au moment historique, il est réuni à Colombey-les-Deux-Eghses pour rendre hommage au général de Gaulle. «Ce sont les journalistes, curieux de nos réactions, qui nous ont informés à notre arrivée à la gare de l'Est, se rappelle Jacques Toubon. Nous étions abasourdis.» A l'autre bout de la terre, le réalisateur Wim Wenders se trouve dans le bush australien, sans journal ni télévision, avec seulement un téléphone-fax capricieux. L'auteur du film-culte Les Ailes du désir, sur Berlin divisé, finit par recevoir d'un proche deux photos floues, où des gens sont juchés sur le Mur. Depuis, il a souvent narré «l'émotion un peu naïve» avec laquelle il a rêvé sur ces clichés «de mauvaise qualité», en écoutant Bob Dylan sur son Walkman...

Le vendredi 10 novembre, à Berlin, les foules continuent de déferler de l'Est. Beaucoup font l'école buissonnière, mais pas Angela Merkel. Elle est rentrée chez elle à 2 heures du matin, «sagement», précise-t-elle. A 8 heures, comme d'habitude, elle est assise à son bureau. Pour le monde entier, la ville en liesse est un aimant. Les compagnies aériennes sont prises d'assaut. Simone Veil trouve in extremis, grâce à un ami journaliste, une place dans un avion privé. C'est dans le jet de son ami Antoine Riboud, le patron de Danone, que le violoncelliste Mstislav Rostropovitch quitte lui aussi Paris, où il vit en exil, pour Berlin. Il se fait accompagner en taxi à Checkpoint Charlie, pour jouer du Bach. «Il n'y avait que Bach pour exprimer cette prière de remerciement que je voulais adresser à Dieu.» Lui que la guerre froide a chassé de sa Russie natale rend hommage «à la liberté retrouvée», puis regagne l'Hexagone. Il sera

resté seulement trois heures sur le sol allemand.

Ce même vendredi est creusé dans le Mur le premier vrai passage, à la hauteur de Bernauer Strasse, au nord. Pelleteuses et grues ouvrent une large brèche pour les piétons. Concours de circonstances absurde, tout l'équipement est déjà sur place, car «à la suite d'un échange de terrain, décidé en 1988 entre l'Ouest et l'Est, la RDA était en train de construire une nouvelle portion du Mur», relate Gerhard Salter, historien au mémorial du Mur. Ce que les ouvriers montaient le 9, ils l'abattent le 10 ! Dans son édition du week-end, le quotidien Berliner Zeitung, porte- voix de la RDA, triomphe en une: «Ils sont allés jeter un coup d'oeil à l'Ouest et sont rentrés.» L'hémorragie tant redoutée n'a pas eu lieu. Mais, de vendredi à dimanche, les Berlinois de l'Est sont 2 rnillions à passer la frontière pour des balades en famille. Comme Frank et Kerstin Rettig, couple de trentenaires de la classe moyenne: «Avec des enfants en bas âge, nous avions hésité: la répression des communistes chinois, place Tian'anmen, nous hantait. Finalement, nous y sommes allés, de peur que la frontière ne se referme.» Ils font le déplacement dans un des nombreux autobus à impériale que Berlin-Ouest a spécialement affrétés. Le 11 novembre, un vaste passage est creusé dans la porte de Brandebourg. Celle-ci sera complètement ouverte à la veille de Noël, signant la disparition définitive de ce mur que les Allemands de l'Est surnommaient étrangement le Mur de la liberté.

LONGER LE MUR A VELO

Conçu entre 2002 et 2006, le Mauerweg, le chemin du Mur, longe l'ancienne frontière entre les deux Allemagnes. Il couvre 43,7 km dans Berlin et 111 autour.Chaque tronçon, de 7 à 21 km, permet de croiser des lieux de mémoire, de - rares - morceaux du Mur, quelques miradors, des croix et plaques en hommage aux Allemands de l'Est assassinés dans leur fuite. Sur la route, de grands panneaux rappellent les épisodes marquants du rideau de fer. Jalonné de parcs et de bois, le Mauerweg n'est jamais loin d'une station de RER (S-Bahn) et permet de regagner le centre-ville avec son vélo en transports en commun.

POUR FAIRE LE MUR

A lire

Parmi l'avalanche d'ouvrages édités en 2009...

Une saga

Le Mur de Berlin 1961-1989, Frederick Taylor, JC Lattes, 25 euros. La grande et la petite histoire, racontées comme un roman par Frederick Taylor, professeur d'histoire et de littérature à Oxford.

Un beau livre

Sans début ni fin, le chemin du mur de Berlin, Dominique de Rivaz, Les Editions Noir sur Blanc, 39 euros. La cinéaste suisse Dominique de Rivaz a parcouru les 155 kilomètres du Mur, immortalisant en 242 clichés les traces et restes du rideau de fer.

Un roman d'espionnage

Brandebourg, Henry Porter, Points, 563 pages, 8 euros.Novembre 1989, un homme pris au piège, entre Est et Ouest.

A consulter

Un site

www.berlin.de/mauer

Tout sur le Mur, son histoire, ses balades, ses vestiges, en plusieurs langues, dont le français.