17/06/2016 - Deux mois et demi après l’entrée en fonction du nouveau gouvernement dominé par la Ligue nationale pour la démocratie (LND) et la figure d’Aung San Suu Kyi, le cardinal Charles Maung Bo, archevêque catholique de Rangoun, publie une lettre ouverte pour appeler l’ensemble des responsables religieux du pays à engager pour la paix. Dans ce document daté du 16 juin, le cardinal évoque longuement la situation de guerre qui prévaut toujours dans l’Etat kachin, mais il donne une portée nationale à son appel, et critique la posture des bouddhistes extrémistes coalisés sous la bannière « Une nation, une race, une religion ».
La lettre du cardinal intervient peu de jours après le 9 juin, date anniversaire de la reprise de combats dans l’Etat kachin, où, le 9 juin 2011, un cessez-le-feu vieux de dix-sept ans entre la KIA (Kachin Independence Army) et l’armée gouvernementale avait été rompu. Depuis, la situation dans cet Etat septentrional ne s’est pas franchement améliorée et quelque 150 000 habitants vivent toujours dans des camps de personnes déplacées. Selon les Nations Unies, la moitié de ces personnes déplacées vivent dans des zones contrôlées par la KIA et n’ont qu’un accès limité à l’aide humanitaire. Dans des villes comme Myitkyina et Banmaw, sous contrôle gouvernemental, l’Eglise catholique, par le biais de Karuna, la Caritas locale, intervient massivement dans les camps, pour des aides matérielles, des programmes sociaux et scolaires, ainsi qu’un soutien spirituel. La majorité de la population kachin est de confession chrétienne, protestante ou catholique.
Depuis la très large victoire de la LND aux élections de novembre 2015, les attentes en vue d’une paix future sont fortes. Dans les camps, « presque tout le monde a voté pour la Ligue nationale pour la démocratie », témoigne Brang Aung, qui vit depuis décembre 2011 avec sa femme et ses cinq enfants dans un camp à Myitkyina. « Nous espérons bien que le nouveau gouvernement va faire la paix dans les zones de conflit de l’Etat kachin. Mais le processus de paix paraît insaisissable. Nous attendons de voir comment le gouvernement va agir », commente ce père de famille devant la cahute de bois et de feuilles de palme tressées du camp où il vit.
A Myitkyina, depuis les élections de novembre et la mise en place des nouvelles autorités, un nouveau ministre-président pour l’Etat kachin a bien été nommé mais, depuis plus de deux mois qu’il est en place, U Khat Aung, 70 ans, un chrétien et ancien dentiste, élu sous la bannière de la LND, n’a toujours pas visité les camps de personnes déplacées. Dans ces camps, nombreux sont pourtant ceux qui voudraient rencontrer les nouveaux gouvernants et évoquer avec eux le processus de paix. Aung San Suu Kyi a récemment déclaré que la Birmanie avait besoin d’une « Conférence de Panglong du XXIe siècle » – en référence à la Conférence menée en 1947 par son père, le général Aung San, qui avait permis un accord avec l’ensemble des armées ethniques, pour une période de dix ans. Mais, à ce jour, personne ne sait quelle sera la teneur exacte de la « Conférence pour la paix » dont la tenue a été annoncée pour juillet ou août prochain.
En attendant l’organisation d’une nouvelle Conférence de Panglong, le cardinal Charles Bo prend date.
Après plusieurs décennies de dictature militaire, la transformation de la junte militaire, à partir de 2011, en un régime civil, puis l’organisation pacifique des élections de novembre dernier et la transition qui a suivi vers un régime démocratique laissent le pays face à des défis considérables, dont la recherche de la paix et de la réconciliation ne sont pas les moindres. Le principal responsable de l’Eglise catholique en Birmanie pose les questions: « Quelle est la position des responsables religieux par rapport à cette guerre ?(...) Où en sommes-nous des discussions sur la paix ? »
Daté du 16 juin 2016, l’appel du cardinal Bo est intitulé: « Give Peace a Chance in Kachin Lands – in Myanmar. An appeal by Cardinal Charles Bo for Peace and Reconciliation »
Mon cher peuple du Myanmar,
Au nom de toutes les personnes de bonne volonté, je profite de cette occasion pour lancer un appel urgent à la paix et à la réconciliation dans une nation qui souffre depuis trop longtemps. J’appelle les hommes et les femmes de notre pays à entendre cet appel et à tout mettre en œuvre pour rétablir la démocratie, la paix et la justice.
Après nous avoir étouffés pendant soixante ans, le système politique a fini par se démocratiser grâce au sacrifice de centaines d’hommes et femmes de notre pays. Remercions-les pour ce printemps de la démocratie. Je vous applaudis tous, partis politiques, armée, société civile, et chefs religieux, pour votre sagacité. La situation n’est pas parfaite, mais quel chemin parcouru depuis dix ans ! Le Myanmar tient son rang sur l’échiquier mondial, et nourrit de grands rêves.
Ce rêve reste à atteindre dans certaines régions de notre pays. Je fais référence à la guerre qui sévit dans l’Etat Kachin. Plus de 150 000 personnes végètent dans des camps. Cela fait cinq ans que leur vie s’y est arrêtée. Ces personnes avaient une certaine stature, les voilà réduites au rang d’IDPs [Internally Displaced Persons], des personnes déplacées, qui attendent que les organisations internationales leur viennent en aide. Elles n’ont nulle part où aller. Leurs terres sont minées. Personne n’est jamais sorti vainqueur de cette guerre chronique. Il n’y a eu que des perdants. Des innocents qui croupissent dans des camps lugubres. Les mines terrestres abondent. Le trafic d’être humains plonge les jeunes dans un enfer virtuel. La menace de la drogue est la nouvelle épée de Damoclès de la jeunesse kachin. Les ressources naturelles sont pillées par quiconque possède des armes. Alors que les Kachins se battent pour avoir un toit au-dessus de leurs têtes et de la nourriture dans leurs assiettes, les mines de jade de leur pays génèrent des profits par millions. Voilà la cause du conflit.
Je vous lance à tous un appel très sincère. Je ne suis pas un homme politique. Je voudrais simplement élever ma voix pour toutes ces personnes bâillonnées. Je les ai côtoyées pendant vingt-deux ans, je parle leur langue (1). J’ai connu leur souffrance. J’ai vu leurs larmes. C’est un des peuples les plus généreux que j’ai connu et, aujourd’hui, je le vois quémander de la nourriture, un abri, de l’aide. Du fait de tant d’injustices, ce peuple vaillant est à genoux. Quelle douleur ! Leurs ressources naturelles, si riches, sont pillées de partout – y compris par des étrangers. Au beau milieu de cette période atroce de leur histoire, ils attendent que le reste du monde leur vienne en aide. Cette tragédie humaine d’une ampleur considérable me remplit de tristesse et c’est pour cela, frères et sœurs, que je dépose cet appel en leur nom.
Au gouvernement du Myanmar : S’il vous plaît, continuez à rechercher la paix avec sincérité et bienveillance. La Conférence de Panglong du XXIe siècle doit réunir toutes les parties en présence. Pour éviter de retomber dans une configuration datée du type UNE NATION, UNE RACE, UNE RELIGION, nous vous implorons de travailler à mettre en place une nation arc-en-ciel au sein d’un système fédéral. La paix et la justice sont deux objets compatibles.
L’assimilation des communautés a été un échec, mais l’intégration des communautés reste possible. Laissez la paix devenir notre religion nationale, la justice notre langue maternelle ! Ne vous laissez pas faire par ces groupes extrémistes qui voudraient faire retomber notre pays dans la haine. Nous appelons l’armée à favoriser la paix. Soutenus par l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est et les Nations Unies, invitez tous ceux qui combattent les armes à la main à la table des négociations. L’armée du Myanmar et la KIA ne peuvent, ni l’un ni l’autre, gagner ce combat. L’histoire nous l’a prouvé par le passé. Ne faites pas, s’il vous plaît, durer l’agonie des innocents.
Aux groupes armés en pays kachin : La KIO [Kachin Independence Organisation], la KIA [Kachin Independence Army] et d’autres groupes armés ont consenti à de grands sacrifices pour soutenir des causes qui vous sont chères. Vous avez une place particulière dans l’histoire de votre peuple. En résistant, vous avez fait entendre vos voix de manière claire et intelligible. Mais cette guerre chronique ne mène nulle part. Je vous supplie d’explorer toutes les voies pouvant mener à la paix, et de participer aux conférences de paix. La Conférence de Panglong est une opportunité que personne ne doit manquer. J’ai visité les camps de personnes déplacées. Les gens veulent rentrer chez eux. Mais ce droit leur est refusé parce que les uns ou les autres ont miné leurs villages. Dans les camps, les gens en ont assez de la guerre. Avant, ils vivaient paisiblement dans leurs villages. Ces camps détruisent la richesse culturelle des Kachin. Les trafics d’êtres humains, la consommation de drogue prennent des proportions incontrôlables. La nouvelle génération vit dans un grand danger. Pourquoi donc cette guerre ?
Aux chefs religieux : La plupart des Kachin sont chrétiens – qu’ils soient baptistes, d’autres confessions, ou catholiques. Je loue la manière dont vous accompagnez votre peuple quand il en a besoin. Mais les gens se demandent quelle est la position des chefs religieux par rapport à cette guerre. Nous ne sommes pas des ONG qui fournissent des aides à notre peuple. Notre foi nous pousse à rechercher la paix et la justice. Où en sommes-nous des discussions sur la paix ? Je crois sincèrement que nous trahissons notre peuple en ne cherchant pas à rétablir la paix par tous les moyens.
Certains de nous pensent que la guerre est la seule solution possible. La guerre est toujours injuste, disait le pape Jean-Paul II. Il n’y a pas de guerre juste. Aucune explication théologique ne peut justifier de répandre le sang. La résistance armée peut aider un peuple à lutter. Mais la guerre est une solution de dernier recours. On ne peut pas se contenter de trouver des solutions SEULEMENT grâce à la résistance armée. Nous avons permis la discrimination sur la base d’appartenances confessionnelles, nous avons permis aux camps de personnes déplacées d’être des foyers de conflits religieux. Le Christ est-il divisé ? Quand les civils non armés sont forcés d’obéir à des armées de toutes sortes, qu’ils perdent leurs enfants dans la guerre, certains de nous préfèrent se taire. Souvenons nous des paroles virulentes de Martin Luther King: « Cette génération ne pleurera pas l’oppression des méchants, mais l’indifférence des bons ». Nous ne pouvons pas garder le silence face à l’oppression dont est victime notre peuple, que celle-ci soit due au gouvernement ou à n’importe quel autre groupe armé. En tant que pasteurs, nous devons rester aux côtés de notre peuple, et en particulier des plus vulnérables. Il est temps que les larmes soient essuyées des yeux de tous les Kachin. La guerre ne suffira pas. Les chefs religieux doivent croire aux méthodes pacifiques de résolution des conflits. La paix est au cœur de toutes les religions. Tous les êtres humains sont frères et sœurs. J’appelle tous mes confrères responsables religieux – baptistes et catholiques: Bénis soient les artisans de paix ! Nous avons un devoir moral qui est de promouvoir la paix. En tant que chrétiens, travaillons ensemble. Nous devons donner à notre gouvernement une chance de travailler au rétablissement de la paix, sans perdre pour autant notre droit à la résistance. Il n’y a pas dix ans, la démocratie constituait encore un rêve dans ce pays. Aujourd’hui, nous cheminons vers elle. Je suis sûre que la paix finira par trouver sa place dans ce pays elle aussi. Donnez une chance à la paix. Parlons de cette paix.
A la communauté internationale : J’appelle la communauté internationale à favoriser le retour de la paix dans ce pays. Durant les jours les plus sombres de l’oppression, votre soutien a fait chanceler les forces du mal. Nous plaidons maintenant pour l’avenir d’une nation, un avenir bâti sur la paix et la justice. Empêchez cette guerre chronique de se poursuivre, ne serait-ce que d’un seul jour de plus. Nous sommes à l’aube d’une démocratie nouvelle. Je vous prie instamment de cheminer avec le peuple du Myanmar, de nous soutenir fermement dans notre lutte pour la paix et la justice, et pour la construction d’un Etat fédéral.
Aux ONG : Les ONG ont soutenu notre peuple quand la guerre a éclaté en 2011. Cinq ans plus tard, votre compassion a diminué, les réserves de nourriture s’épuisent et les rations sont réduites. La famine et la pauvreté progressent dans les camps de personnes déplacées. Accompagnez généreusement notre peuple jusqu’à ce qu’une solution durable soit trouvée, et aidez-nous à la trouver. Dans vos zones d’opérations, invitez les parties en présence à revenir à la table des négociations. Notre peuple a besoin de justice sur le long terme, de charité sur le court terme. La charité ne saurait être la solution à une guerre chronique.
Au peuple kachin : Mes chers Kachin, j’ai été témoin de votre joie, de votre grandeur. Vous êtes actuellement confrontés à un défi immense, pour lequel nous vous souhaitons la paix. Nous prions pour que vos fils et vos filles soient épargnés par la guerre, le trafic d’êtres humains, la drogue. Que notre Seigneur vous apporte la paix. J’en appelle à votre sens de l’hospitalité et à votre chaleur pour traiter tout le monde de manière égale, pour éviter les conflits entre les religions, les races, ou les différentes confessions. Restez unis. Cette guerre a débuté pour le maintien de la dignité du peuple kachin. Une population fragmentée et divisée court à sa perte.
Au peuple du Myanmar : Le peuple du Myanmar est l’un des peuples les plus élégants qui soient. Cette terre nous appartient tous. Le peuple du Myanmar devrait tout mettre en œuvre pour résister à la fragmentation de sa nation par les marchands de haine et les extrémistes religieux. Nous devons croire à l’Unité dans la Diversité. La dignité dans la diversité. La paix a énormément à nous offrir. Nous redeviendrons une grande nation, une étoile étincelante de l’Asie de l’Est.
J’appelle l’armée, le nouveau gouvernement, les groupes armés, à commencer ce pèlerinage vers la paix et la justice – à travers la négociation. En priant pour que le Myanmar ne soit bientôt plus un pays en guerre et miséreux.
Card. Charles Maung Bo., SDB, archevêque de Rangoun
(La traduction française a été réalisée par Marguerite Jacquelin.)
(1) Ordonné prêtre en 1976 au sein de la congrégation des salésiens (SDB), Mgr Charles Bo a commencé son ministère de prêtre dans l’Etat kachin, avant d’être nommé évêque de Lashio (diocèse qu’il a dirigé de 1986 à 1990), ville située dans le nord de l’Etat shan, à proximité de l’Etat kachin.
(Source: Eglises d'Asie, le 17 juin 2016)
La lettre du cardinal intervient peu de jours après le 9 juin, date anniversaire de la reprise de combats dans l’Etat kachin, où, le 9 juin 2011, un cessez-le-feu vieux de dix-sept ans entre la KIA (Kachin Independence Army) et l’armée gouvernementale avait été rompu. Depuis, la situation dans cet Etat septentrional ne s’est pas franchement améliorée et quelque 150 000 habitants vivent toujours dans des camps de personnes déplacées. Selon les Nations Unies, la moitié de ces personnes déplacées vivent dans des zones contrôlées par la KIA et n’ont qu’un accès limité à l’aide humanitaire. Dans des villes comme Myitkyina et Banmaw, sous contrôle gouvernemental, l’Eglise catholique, par le biais de Karuna, la Caritas locale, intervient massivement dans les camps, pour des aides matérielles, des programmes sociaux et scolaires, ainsi qu’un soutien spirituel. La majorité de la population kachin est de confession chrétienne, protestante ou catholique.
Depuis la très large victoire de la LND aux élections de novembre 2015, les attentes en vue d’une paix future sont fortes. Dans les camps, « presque tout le monde a voté pour la Ligue nationale pour la démocratie », témoigne Brang Aung, qui vit depuis décembre 2011 avec sa femme et ses cinq enfants dans un camp à Myitkyina. « Nous espérons bien que le nouveau gouvernement va faire la paix dans les zones de conflit de l’Etat kachin. Mais le processus de paix paraît insaisissable. Nous attendons de voir comment le gouvernement va agir », commente ce père de famille devant la cahute de bois et de feuilles de palme tressées du camp où il vit.
A Myitkyina, depuis les élections de novembre et la mise en place des nouvelles autorités, un nouveau ministre-président pour l’Etat kachin a bien été nommé mais, depuis plus de deux mois qu’il est en place, U Khat Aung, 70 ans, un chrétien et ancien dentiste, élu sous la bannière de la LND, n’a toujours pas visité les camps de personnes déplacées. Dans ces camps, nombreux sont pourtant ceux qui voudraient rencontrer les nouveaux gouvernants et évoquer avec eux le processus de paix. Aung San Suu Kyi a récemment déclaré que la Birmanie avait besoin d’une « Conférence de Panglong du XXIe siècle » – en référence à la Conférence menée en 1947 par son père, le général Aung San, qui avait permis un accord avec l’ensemble des armées ethniques, pour une période de dix ans. Mais, à ce jour, personne ne sait quelle sera la teneur exacte de la « Conférence pour la paix » dont la tenue a été annoncée pour juillet ou août prochain.
En attendant l’organisation d’une nouvelle Conférence de Panglong, le cardinal Charles Bo prend date.
Après plusieurs décennies de dictature militaire, la transformation de la junte militaire, à partir de 2011, en un régime civil, puis l’organisation pacifique des élections de novembre dernier et la transition qui a suivi vers un régime démocratique laissent le pays face à des défis considérables, dont la recherche de la paix et de la réconciliation ne sont pas les moindres. Le principal responsable de l’Eglise catholique en Birmanie pose les questions: « Quelle est la position des responsables religieux par rapport à cette guerre ?(...) Où en sommes-nous des discussions sur la paix ? »
Mon cher peuple du Myanmar,
Au nom de toutes les personnes de bonne volonté, je profite de cette occasion pour lancer un appel urgent à la paix et à la réconciliation dans une nation qui souffre depuis trop longtemps. J’appelle les hommes et les femmes de notre pays à entendre cet appel et à tout mettre en œuvre pour rétablir la démocratie, la paix et la justice.
Après nous avoir étouffés pendant soixante ans, le système politique a fini par se démocratiser grâce au sacrifice de centaines d’hommes et femmes de notre pays. Remercions-les pour ce printemps de la démocratie. Je vous applaudis tous, partis politiques, armée, société civile, et chefs religieux, pour votre sagacité. La situation n’est pas parfaite, mais quel chemin parcouru depuis dix ans ! Le Myanmar tient son rang sur l’échiquier mondial, et nourrit de grands rêves.
Ce rêve reste à atteindre dans certaines régions de notre pays. Je fais référence à la guerre qui sévit dans l’Etat Kachin. Plus de 150 000 personnes végètent dans des camps. Cela fait cinq ans que leur vie s’y est arrêtée. Ces personnes avaient une certaine stature, les voilà réduites au rang d’IDPs [Internally Displaced Persons], des personnes déplacées, qui attendent que les organisations internationales leur viennent en aide. Elles n’ont nulle part où aller. Leurs terres sont minées. Personne n’est jamais sorti vainqueur de cette guerre chronique. Il n’y a eu que des perdants. Des innocents qui croupissent dans des camps lugubres. Les mines terrestres abondent. Le trafic d’être humains plonge les jeunes dans un enfer virtuel. La menace de la drogue est la nouvelle épée de Damoclès de la jeunesse kachin. Les ressources naturelles sont pillées par quiconque possède des armes. Alors que les Kachins se battent pour avoir un toit au-dessus de leurs têtes et de la nourriture dans leurs assiettes, les mines de jade de leur pays génèrent des profits par millions. Voilà la cause du conflit.
Je vous lance à tous un appel très sincère. Je ne suis pas un homme politique. Je voudrais simplement élever ma voix pour toutes ces personnes bâillonnées. Je les ai côtoyées pendant vingt-deux ans, je parle leur langue (1). J’ai connu leur souffrance. J’ai vu leurs larmes. C’est un des peuples les plus généreux que j’ai connu et, aujourd’hui, je le vois quémander de la nourriture, un abri, de l’aide. Du fait de tant d’injustices, ce peuple vaillant est à genoux. Quelle douleur ! Leurs ressources naturelles, si riches, sont pillées de partout – y compris par des étrangers. Au beau milieu de cette période atroce de leur histoire, ils attendent que le reste du monde leur vienne en aide. Cette tragédie humaine d’une ampleur considérable me remplit de tristesse et c’est pour cela, frères et sœurs, que je dépose cet appel en leur nom.
Au gouvernement du Myanmar : S’il vous plaît, continuez à rechercher la paix avec sincérité et bienveillance. La Conférence de Panglong du XXIe siècle doit réunir toutes les parties en présence. Pour éviter de retomber dans une configuration datée du type UNE NATION, UNE RACE, UNE RELIGION, nous vous implorons de travailler à mettre en place une nation arc-en-ciel au sein d’un système fédéral. La paix et la justice sont deux objets compatibles.
L’assimilation des communautés a été un échec, mais l’intégration des communautés reste possible. Laissez la paix devenir notre religion nationale, la justice notre langue maternelle ! Ne vous laissez pas faire par ces groupes extrémistes qui voudraient faire retomber notre pays dans la haine. Nous appelons l’armée à favoriser la paix. Soutenus par l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est et les Nations Unies, invitez tous ceux qui combattent les armes à la main à la table des négociations. L’armée du Myanmar et la KIA ne peuvent, ni l’un ni l’autre, gagner ce combat. L’histoire nous l’a prouvé par le passé. Ne faites pas, s’il vous plaît, durer l’agonie des innocents.
Aux groupes armés en pays kachin : La KIO [Kachin Independence Organisation], la KIA [Kachin Independence Army] et d’autres groupes armés ont consenti à de grands sacrifices pour soutenir des causes qui vous sont chères. Vous avez une place particulière dans l’histoire de votre peuple. En résistant, vous avez fait entendre vos voix de manière claire et intelligible. Mais cette guerre chronique ne mène nulle part. Je vous supplie d’explorer toutes les voies pouvant mener à la paix, et de participer aux conférences de paix. La Conférence de Panglong est une opportunité que personne ne doit manquer. J’ai visité les camps de personnes déplacées. Les gens veulent rentrer chez eux. Mais ce droit leur est refusé parce que les uns ou les autres ont miné leurs villages. Dans les camps, les gens en ont assez de la guerre. Avant, ils vivaient paisiblement dans leurs villages. Ces camps détruisent la richesse culturelle des Kachin. Les trafics d’êtres humains, la consommation de drogue prennent des proportions incontrôlables. La nouvelle génération vit dans un grand danger. Pourquoi donc cette guerre ?
Aux chefs religieux : La plupart des Kachin sont chrétiens – qu’ils soient baptistes, d’autres confessions, ou catholiques. Je loue la manière dont vous accompagnez votre peuple quand il en a besoin. Mais les gens se demandent quelle est la position des chefs religieux par rapport à cette guerre. Nous ne sommes pas des ONG qui fournissent des aides à notre peuple. Notre foi nous pousse à rechercher la paix et la justice. Où en sommes-nous des discussions sur la paix ? Je crois sincèrement que nous trahissons notre peuple en ne cherchant pas à rétablir la paix par tous les moyens.
Certains de nous pensent que la guerre est la seule solution possible. La guerre est toujours injuste, disait le pape Jean-Paul II. Il n’y a pas de guerre juste. Aucune explication théologique ne peut justifier de répandre le sang. La résistance armée peut aider un peuple à lutter. Mais la guerre est une solution de dernier recours. On ne peut pas se contenter de trouver des solutions SEULEMENT grâce à la résistance armée. Nous avons permis la discrimination sur la base d’appartenances confessionnelles, nous avons permis aux camps de personnes déplacées d’être des foyers de conflits religieux. Le Christ est-il divisé ? Quand les civils non armés sont forcés d’obéir à des armées de toutes sortes, qu’ils perdent leurs enfants dans la guerre, certains de nous préfèrent se taire. Souvenons nous des paroles virulentes de Martin Luther King: « Cette génération ne pleurera pas l’oppression des méchants, mais l’indifférence des bons ». Nous ne pouvons pas garder le silence face à l’oppression dont est victime notre peuple, que celle-ci soit due au gouvernement ou à n’importe quel autre groupe armé. En tant que pasteurs, nous devons rester aux côtés de notre peuple, et en particulier des plus vulnérables. Il est temps que les larmes soient essuyées des yeux de tous les Kachin. La guerre ne suffira pas. Les chefs religieux doivent croire aux méthodes pacifiques de résolution des conflits. La paix est au cœur de toutes les religions. Tous les êtres humains sont frères et sœurs. J’appelle tous mes confrères responsables religieux – baptistes et catholiques: Bénis soient les artisans de paix ! Nous avons un devoir moral qui est de promouvoir la paix. En tant que chrétiens, travaillons ensemble. Nous devons donner à notre gouvernement une chance de travailler au rétablissement de la paix, sans perdre pour autant notre droit à la résistance. Il n’y a pas dix ans, la démocratie constituait encore un rêve dans ce pays. Aujourd’hui, nous cheminons vers elle. Je suis sûre que la paix finira par trouver sa place dans ce pays elle aussi. Donnez une chance à la paix. Parlons de cette paix.
A la communauté internationale : J’appelle la communauté internationale à favoriser le retour de la paix dans ce pays. Durant les jours les plus sombres de l’oppression, votre soutien a fait chanceler les forces du mal. Nous plaidons maintenant pour l’avenir d’une nation, un avenir bâti sur la paix et la justice. Empêchez cette guerre chronique de se poursuivre, ne serait-ce que d’un seul jour de plus. Nous sommes à l’aube d’une démocratie nouvelle. Je vous prie instamment de cheminer avec le peuple du Myanmar, de nous soutenir fermement dans notre lutte pour la paix et la justice, et pour la construction d’un Etat fédéral.
Aux ONG : Les ONG ont soutenu notre peuple quand la guerre a éclaté en 2011. Cinq ans plus tard, votre compassion a diminué, les réserves de nourriture s’épuisent et les rations sont réduites. La famine et la pauvreté progressent dans les camps de personnes déplacées. Accompagnez généreusement notre peuple jusqu’à ce qu’une solution durable soit trouvée, et aidez-nous à la trouver. Dans vos zones d’opérations, invitez les parties en présence à revenir à la table des négociations. Notre peuple a besoin de justice sur le long terme, de charité sur le court terme. La charité ne saurait être la solution à une guerre chronique.
Au peuple kachin : Mes chers Kachin, j’ai été témoin de votre joie, de votre grandeur. Vous êtes actuellement confrontés à un défi immense, pour lequel nous vous souhaitons la paix. Nous prions pour que vos fils et vos filles soient épargnés par la guerre, le trafic d’êtres humains, la drogue. Que notre Seigneur vous apporte la paix. J’en appelle à votre sens de l’hospitalité et à votre chaleur pour traiter tout le monde de manière égale, pour éviter les conflits entre les religions, les races, ou les différentes confessions. Restez unis. Cette guerre a débuté pour le maintien de la dignité du peuple kachin. Une population fragmentée et divisée court à sa perte.
Au peuple du Myanmar : Le peuple du Myanmar est l’un des peuples les plus élégants qui soient. Cette terre nous appartient tous. Le peuple du Myanmar devrait tout mettre en œuvre pour résister à la fragmentation de sa nation par les marchands de haine et les extrémistes religieux. Nous devons croire à l’Unité dans la Diversité. La dignité dans la diversité. La paix a énormément à nous offrir. Nous redeviendrons une grande nation, une étoile étincelante de l’Asie de l’Est.
J’appelle l’armée, le nouveau gouvernement, les groupes armés, à commencer ce pèlerinage vers la paix et la justice – à travers la négociation. En priant pour que le Myanmar ne soit bientôt plus un pays en guerre et miséreux.
Card. Charles Maung Bo., SDB, archevêque de Rangoun
(La traduction française a été réalisée par Marguerite Jacquelin.)
(1) Ordonné prêtre en 1976 au sein de la congrégation des salésiens (SDB), Mgr Charles Bo a commencé son ministère de prêtre dans l’Etat kachin, avant d’être nommé évêque de Lashio (diocèse qu’il a dirigé de 1986 à 1990), ville située dans le nord de l’Etat shan, à proximité de l’Etat kachin.
(Source: Eglises d'Asie, le 17 juin 2016)