Eglises d'Asie, 28 juin 2011 - Mgr Paul Nguyên Thai Hop est évêque du diocèse de Vinh et président de la Commission ‘Justice et Paix’ de la Conférence des évêques catholiques du Vietnam. Il est également président du club Nguyên Van Binh, fondée il y a quelques années pour réfléchir aux problèmes de société. A l’occasion d’une visite aux catholiques de son diocèse émigrés aux Etats-Unis, ...

... il a répondu à des questions concernant le conflit en Mer de Chine, un thème d’une actualité brûlante pour les Vietnamiens, y compris ceux de la diaspora.

L’interview est centrée uniquement sur la crise actuelle entre la Chine et les autres pays riverains de la Mer de Chine méridionale, en particulier le Vietnam, où se sont déroulées, le 26 juin dernier, des manifestations antichinoises pour le quatrième dimanche successif. Deux incidents survenus le 27 mai et le 9 juin dans les eaux territoriales vietnamiennes ont profondément choqué la population vietnamienne. Par deux fois, à deux semaines d’intervalle, des navires chinois ont agressé des navires de prospection pétrolière vietnamiens. Peu de temps après le deuxième incident, la marine vietnamienne a procédé, en Mer de Chine, à un exercice naval avec tirs à balles réelles. Comme le rappelle l’auteur de l’interview, ce conflit avec la Chine ne se limite pas aux deux incidents cités. Il est immémorial et porte aujourd’hui sur la délimitation des eaux territoriales chinoises et sur la souveraineté sur les deux archipels Paracel (Hoang Sa) et Spratley (Truong Sa). Mais les revendications territoriales ne sont qu’un volet du conflit actuel et beaucoup d’autres éléments, anciens et nouveaux, s’y ajoutent pour rendre la tension encore plus élevée.

Le texte suivant a été mis en ligne sur le site Internet du diocèse de Vinh le 24 juin 2011 et a été traduit en français par la rédaction d’Eglises d’Asie. Les appellations et tournures vietnamiennes ou été conservées mais les notes sont destinées à apporter un éclairage à l’histoire des relations entre la Chine et le Vietnam.

Monseigneur, en tant que président du club Nguyên Van Binh et responsable de la Commission ‘Justice et Paix’ de la Conférence épiscopale du Vietnam, vous avez organisé de nombreux débats. Aujourd’hui, la question de la Mer orientale menace de dégénérer en un affrontement militaire entre le Vietnam et la Chine. Pourriez-vous nous faire connaître vos réflexions sur la situation en Mer orientale ?

Mgr Nguyên Thai Hop : Il y a toujours eu des tempêtes en Mer orientale (1) mais il n’y en a jamais eu d’aussi terrible et dangereuse que celle qui vient d’éclater. Une fois de plus, notre peuple se trouve face à une tentative d’invasion de la Chine, une tentative incontestable et non dissimulée. Nous sommes en train de vivre une période historique qui peut être dangereuse pour l’avenir de notre pays si nous ne savons pas réagir ni utiliser la force de notre population et celle de nos relations internationales pour résoudre ce problème. Le dessein de la Chine est chaque jour plus clair si bien que ce n’est plus le moment de répéter « les seize caractères d’or » (2), qui résument les rapports de bon voisinage entretenus jusqu’ici entre la Chine et le Vietnam. On ne peut même plus en rester au stade du dialogue bilatéral avec la Chine.

Selon vous, la réaction du gouvernement vietnamien devant ce risque d’invasion de la Chine a-t-elle été à la hauteur des circonstances ? Que doit faire l’Etat vietnamien pour faire face à cette situation et protéger la terre de nos ancêtres ?

Lorsque l’on considère l’histoire du Vietnam, on s’aperçoit que nos ancêtres, dans leur confrontation avec la Chine, alliaient l’intransigeance à la souplesse. Ainsi après avoir remporté la victoire dans de grandes batailles comme à l’époque de Ly Thuong Kiêt ou de Quang Trung, nos ancêtres ont fait preuve de sens politique pour se réconcilier. Naturellement, chaque gouvernement utilise sa propre stratégie. Cependant, si nous considérons objectivement ce qui a été fait par l’Etat jusqu’ici, il nous faut conclure à regret que cela est loin d’être suffisant. L’important aujourd’hui est de réaliser que, pour faire face à la Chine en Mer orientale avec force et habileté, le dialogue bilatéral n’est pas suffisant. Il est nécessaire d’internationaliser le problème. Nous devons nous associer aux autres nations, non seulement à celles de l’Asie du Sud-Est, mais aussi à toutes les autres dans le monde, en particulier aux grandes puissances comme les Etats-Unis, l’Angleterre, la France, l’Allemagne et même la Russie. Le monde doit savoir clairement quelle est la volonté de la Chine et ce qu’elle va faire. C’est une nation en plein développement mais n’est-elle pas porteuse de périls pour l’avenir ?

Le Vietnam a mené un exercice naval avec des tirs à balles réelles. La Chine, qui par ailleurs fait étalage de sa force militaire, n’a pas réagi considérant qu’il s’agissait là d’une provocation. Quelle serait, d’après vous, l’issue d’un affrontement militaire pour le Vietnam ?

Un conflit militaire entre le Vietnam et la Chine ne peut être envisagé qu’avec inquiétude. Certains pensent que la Chine souhaite que les premières balles viennent du Vietnam pour, ensuite, saisir cette occasion afin de s’emparer de toute la région de la Mer orientale. L’exercice naval du Vietnam avec tirs à balles réelles était une manière de montrer sa force. Mais je pense que la force que nous devons utiliser en ce moment est surtout l’unité de la nation. C’est peut-être là une importante occasion pour nous tous, Vietnamiens du pays comme de la diaspora, sans aucune distinction d’opinion ou d’idéologie, et cela plus particulièrement pour ceux qui détiennent le pouvoir et sont responsables de notre avenir, de nous unir afin d’aider notre peuple à faire face à des voisins qui depuis toujours tentent d’envahir notre pays. Nos tirs à balles réelles montrent peut-être notre force, mais que représentent-ils à côté de ceux que les Chinois pourraient effectuer sur nous ? En fait de munitions, nous possédons notre juste cause, à savoir des faits historiques, l’existence d’une pression internationale, le fait que les pays voisins eux aussi sont menacés par le risque d’invasion par la Chine. En dehors des pays appartenant au groupe de l’ASEAN, des pays comme le Japon, la Corée, les Etats-Unis et d’autres, se sentent, eux aussi, concernés par la transformation de la Mer orientale en « mare privée » de la Chine.

Monseigneur, lorsque vous parlez de l’union de tous les Vietnamiens du pays et de l’étranger, à quelles actions pensez-vous ?

Je pense que les Vietnamiens qui vivent au Vietnam comme tous ceux de la diaspora doivent faire encore davantage. Je me suis demandé avec étonnement pourquoi la Chine avait encouragé dans sa société la diffusion de points de vue critiquant le Vietnam. Chaque fois que le notre pays s’insurge contre la violation de son espace maritime, immédiatement des critiques contre le Vietnam sont présentées comme venant de la population chinoise. Pendant ce temps, lorsque la population vietnamienne veut exprimer son point de vue d’une façon pacifique, L’Etat semble accueillir avec méfiance ces manifestations. Notre gouvernement aurait-il d’autres préoccupations plus importantes que celle du péril chinois ? Pour nos compatriotes qui sont dispersés partout dans le monde, je pense que c’est le moment où nous devons traduire les documents concernant ce conflit pour les diffuser largement sur Internet. Nous pouvons aussi organiser des manifestations devant les ambassades de Chine à l’étranger pour leur faire connaître notre point de vue et la façon dont réagit notre peuple face à ce dessein d’annexion de la Chine.

Lorsque nous avons organisé notre colloque sur la Mer orientale (3), nous avons rencontré beaucoup de difficultés et d’obstacles. Aujourd’hui, on s’aperçoit que ce colloque a été utile, mais cela reste encore insuffisant. C’est pourquoi, nous allons organiser un nouveau colloque sur la souveraineté du Vietnam en Mer orientale.

A quelle date sera-t-il organisé et dans quel but ?

Il pourrait avoir lieu au mois de septembre. Il sera destiné à faire une relecture de l’histoire de la Chine. A quelle date la Chine fait-elle mention des archipels contestés Truong Sa et Hoang Sa (Spratley et Paracel) (4) ? Comment les livres d’histoire ancienne et moderne de la Chine soulèvent-ils ce problème ? Pour résumer la question, ce n’est qu’en 1905 que la Chine a commencé à parler de Truong Sa et Hoang Sa. Alors qu’il existe de très nombreux documents concernant ces îles dès l’époque des Seigneurs Nguyên et de la dynastie des Nguyên… (5). Même pendant la colonisation, les Français ont protégé notre territoire maritime et considéré que le Vietnam étendait sa souveraineté sur Hoang Sa et Truong Sa. La carte géographique de Taberd (6) reprend la dénomination « Cat Vang » (‘sable doré’), une appellation populaire, pour désigner Hoang Sa. Un membre de notre association Nguyên Van Binh nous a envoyé à ce sujet de nombreux documents : des cartes géographiques du Vietnam, des cartes de missionnaires, et de nombreuses cartes mondiales attestant de notre souveraineté sur les îles de Hoang Sa et Truong Sa (7).

Au plan international, pensez-vous vraiment que les Etats-Unis oseront s’engager réellement sur ce sujet ? Pour eux, la Chine représente des intérêts énormes...

L’histoire nous apprend que les Etats-Unis, comme d’ailleurs tous les pays, agissent conformément à leurs intérêts. Tout ce qui s’est passé lors de la première et la deuxième République du Sud-Vietnam (8) ou en Corée à l’époque de Syngman Rhee ou encore aux Philippines à l’époque de Massasay, témoigne de cet égoïsme. Je n’ai pas la naïveté de penser que les Etats-Unis interviendront par pure générosité en faveur des intérêts d’autrui. Je reste réservé devant les propositions d’intervention américaines. Je pense que, dans le cadre de l’interdépendance des différents pays, si la Chine veut imposer la délimitation des eaux territoriales nommée « Luoi Bo » (‘langue de bœuf’) ou encore « Chin Khuc » (‘entrailles’) (9), et transformer la Mer orientale en mare privée chinoise, non seulement le Vietnam, mais aussi les Philippines, la Malaisie, Brunei, l’Indonésie, ainsi que le Japon, les Etats-Unis, la Corée et d’autres encore, en subiraient les conséquences. Car alors naviguer sur ces eaux, ce serait entrer en territoire chinois. Cela serait évidemment encore plus difficile pour le Vietnam car, à peine sorti de chez lui, il se trouverait en territoire étranger. La pêche maritime se retrouverait interdite et les ressources nécessaires aux générations futures ne seraient plus assurées. Dans ces conditions, une intervention des Etats-Unis et des autres pays serait incontournable. Je ne pense pas que cela amènera à une guerre et je ne le souhaite pas. Le Vietnam est une nation pacifique. Mais nous devons user de toute notre force politique, économique et de toute notre diplomatie pour nous opposer à cette tentative d’annexion. Pour y parvenir, la mobilisation des forces de tous les pays de la région, en particulier des grandes puissances, est tout à fait nécessaire.

Comment concluriez-vous cet entretien ?

A l’intérieur du pays, nous nous sommes efforcés d’agir et nous continuons de le faire à travers nos associations, nos colloques et nos manifestations, mais nous nous heurtons à beaucoup de limites qui nous empêchent d’exprimer véritablement notre point de vue. Vous, les Vietnamiens de la diaspora, vous jouissez de la liberté et de nombreuses possibilités de faire entendre la voix de notre pays. Il ne s’agit pas seulement de la question de la Mer orientale, mais aussi d’autres questions en lien avec elle, comme la question des frontières forestières du Vietnam. Pourquoi donc ‘louer’ notre forêt, surtout lorsque le locataire est la Chine elle-même ? Et le minerai du Vietnam ? De nombreux convois de camions chinois transportent en masse le minerai du Vietnam vers la Chine. Que va-t-il rester comme ressources à notre pays ?

C’est pourquoi nous devons reconsidérer nos rapports avec nos voisins du Nord et comparer ce qu’ils disent avec ce qu’ils font. En réalité, ils déclarent une chose mais en font une autre. La Chine ne cesse de s’appuyer sur la note diplomatique de l’ancien Premier ministre Pham Van Dông (10) pour faire croire que le Vietnam a cédé sa souveraineté sur les îles à la fin des années 1950 et que les autorités vietnamiennes ont reconnu que ces îles appartenaient à la Chine. En réalité, la Chine, les Etats-Unis et d’autres nations ont paraphé les accords de Genève de 1954. Ses accords stipulaient que, toutes les îles situées au-dessous du 17ème parallèle appartenaient à la République du Sud-Vietnam et non pas à celle du Nord. C’est pourquoi, en 1974, l’armée de la République du Sud-Vietnam a héroïquement défendu jusqu’au bout Hoang Sa et Truong Sa (11). C’est la raison pour laquelle cette note diplomatique de l’ancien Premier ministre du Nord-Vietnam Pham Van Dông n’avait aucune valeur légale. Par ailleurs, la revendication de souveraineté de la Chine sur un territoire maritime dont la superficie est déterminée par la délimitation « en forme de langue de bœuf » est entièrement contraire à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982.

Je pense que nous avons là une bonne occasion de réaliser l’union nationale. Puisse notre pays ne pas laisser passer cette précieuse occasion ! Il faut aussi souhaiter que les Vietnamiens sachent utiliser la force de leur peuple, leurs relations diplomatiques et l’opinion publique internationale en cette période de mondialisation, comme autant d’armes adaptées qui leur permettront d’échapper au péril de l’invasion venant du Nord.

Interview recueillie par Trân Hiêu

(1) La mer appelée « Mer du Sud » par la Chine et « Mer de Chine ou Mer de Chine méridionale » par les cartes de géographie internationales est nommée par les Vietnamiens « Mer orientale ». Nous avons choisi cette dernière appellation pour la traduction.
(2) Dans les années 1990, lors d’une rencontre avec le secrétaire général du Parti communiste vietnamien, Lê Kha Phiêu, les dirigeants chinois offrirent à celui-ci un poème de seize caractères résumant les relations que devaient entretenir les deux nations : « Voisinage, amitié, développement durable, collaboration intégrale, orientation vers l’avenir... »
(3) Le colloque sur la souveraineté vietnamienne en Mer de Chine a été organisé à Saigon par l’association Nguyên Van Binh à la fin du mois de septembre 2009. Mgr Hop a évoqué avec plus de détails la difficile préparation de ce colloque dans un entretien avec l’amicale des catholiques du diocèse de Vinh en Californie, le 19 juin dernier. Voir http://vietcatholic.net/News/Html/91016.htm
(4) Au Vietnam, les îles Paracel sont appelées Hoang Sa et les îles Spratley sont nommées Truong Sa.
(5) Les Seigneurs Nguyên ont gouverné à partir de 1527 la partie sud du Vietnam de l’époque (alors divisé en deux) La dynastie des Nguyên débute en 1802 avec l’unification du Vietnam par l’empereur Gia Long.
(6) Mgr Taberd (1794-1840) a été nommé vicaire apostolique de la Cochinchine en 1827. Il a publié en 1838 un célèbre dictionnaire vietnamien-latin (Dictionarium Anamitico-Latinum).
(7) Le conflit sur la souveraineté en Mer de Chine méridionale a donné lieu à une littérature considérable. On pourra trouver l’énumération et la description des documents historiques attestant de la souveraineté vietnamienne sur les deux archipels dans un article récent du Vietnam Net Bridge : « Historical Documents on Vietnam’s Sovereignty over Paracel and Spratly Islands », daté du 24 juin 2011 : http://english.vietnamnet.vn/en/special-report/9787/historical-documents-on-vietnam-s-sovereignty-over-paracel-and-spratly-islands.html
(8) La première République du Vietnam fut fondée en 1955 dans le sud du pays qui venait d’être divisé en deux parties par les accords de Genève de 1954. Elle est issue d’un référendum qui a aboli la monarchie (à l’époque le roi Bao Dai). Son premier président fut Ngô Dinh Diêm. La seconde République fut fondée en 1967 et durera jusqu’à la chute du Sud-Vietnam et la prise de pouvoir par les communistes en avril 1975.
(9) Ces deux appellations sont les noms donnés à la délimitation des eaux territoriales, telle qu’elle est revendiquée par la Chine. Cette délimitation est apparue pour la première fois en 1947 sur une carte publiée par le ministère de l’Intérieur de la République de Chine.
(10) Le 4 septembre 1958, le gouvernement chinois avait fait connaître la délimitation de ses eaux territoriales telle que la concevait son pays. Dans une note diplomatique transmise, le 14 septembre de la même année, au Premier ministre Zhou Enlai, Pham Van Dong approuvait la prétention chinoise. La note fut même publiée dans le Nhân Dân (journal officiel du Parti communiste vietnamien).
(11) Le 19 janvier 1974, une bataille navale féroce opposa la marine de la République populaire de Chine à celle de la IIème République du Sud-Vietnam, pour l’occupation des îles Paracel. Le combat s’acheva à l’avantage de la Chine qui depuis cette époque occupe les îles Paracel. A cette époque, la République démocratique du Vietnam (Nord) n’avait exprimé aucune réaction.


(Source: Eglises d'Asie, 28 juin 2011)