26/11/2015 - Dans l’actualité dramatique de ces dernières semaines, nombreux ont été ceux qui ont noté que les attentats du 13 novembre à Paris faisaient écho aux attentats qui avaient ensanglanté Bombay en novembre 2008. Même mode opératoire avec l’attaque simultanée de plusieurs cibles en milieu urbain et nombre élevés de victimes. Ce triste parallèle est l’occasion de souligner que l’Asie du Sud est depuis plus de deux siècles l’un des centres majeurs où se pense l’islam.

Face à l’expansion de l’Europe, les grands empires où s’était épanoui la civilisation islamique, que ce soit l’empire ottoman, safavide ou moghol, n’ont pas été en mesure de résister à l’irruption en leur sein d’acteurs plus avancés d’un point de vue technique, militaire et commercial. Au sein de l’islam, de la crise déclenchée par l’expansionnisme européen sont apparues différentes tentatives de réforme, en vue de repenser, de façon plus ou moins radicale, la tradition islamique elle-même. De cette tentative réformiste, l’Inde, plus exactement l’Asie méridionale, a été l’un des centres principaux.

Comme l’explique dans l’article ci-dessous Aminah Mohammad-Arif, sous la domination coloniale britannique émergent en Inde des personnalités profondément influencées par le rationalisme européen, mais on y voit aussi naître le mouvement le plus efficace de récupération de l’identité islamique, le tabligh, répandu aujourd’hui à travers le monde entier, et la puissante école Déobandi.

Aminah Mohammad-Arif est chargée de recherches au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud du CNRS. Directrice de publications de la revue électronique The South Asia Multidisciplinary Academic Journal, elle a notamment publié, avec Christophe Jaffrelot, Politique et religions en Asie du Sud (Editions de l’EHESS, 2012). A la croisée de l’anthropologie politique et de la sociologie des religions, les recherches d’Aminah Mohammad-Arif portent sur l’articulation entre islam et situations minoritaire et diasporique en contexte sud-asiatique. Son article est paru dans la revue Oasis dont la livraison de juin 2015 était consacrée à l’islam : « L’Islam à la croisée des chemins. Tradition, réforme, djihad. »

Oasis est née en 2004 à Venise, d’une intuition du cardinal Angelo Scola, pour promouvoir la connaissance réciproque et la rencontre entre le monde occidental et le monde à majorité musulmane.

Les voies du réformisme en Asie méridionale par Aminah Mohammad-Arif

Les mouvements réformistes de l’Islam sunnite (1) en Asie du Sud présentent une remarquable diversité, dans le temps (périodes pré- et post-coloniales), dans l’espace (l’Islam étant majoritaire au Pakistan et au Bangladesh, minoritaire dans l’Inde indépendante) ou encore dans ses formes (quiétiste, politique, djihadiste). Ils se caractérisent à la fois par le fait qu’ils ont connu l’influence exogène du renouveau religieux qui s’est produit ailleurs en terres d’Islam et par une volonté endogène de réévaluer l’Islam à l’aune de la modernité introduite par le contexte colonial et post-colonial. Si tous se traduisent par des tentatives de « purger » les conceptions et les pratiques considérées comme constituant le fondement de la tradition islamique des innovations et des agrégats locaux, ces mouvements réformistes sont traversés par des différences portant notamment sur l’éducation et la diffusion des idéologies, le rapport aux autorités religieuses traditionnelles, et plus généralement le rapport au politique. Ils ont donné lieu à un activisme multidimensionnel en Asie du Sud, que j’examinerai après avoir présenté un aperçu historique, mais ils exercent également une influence ailleurs dans le monde musulman.

Le réformisme islamique a émergé, à partir du XVIIIe siècle, dans le sillage de Shah Waliullah (1703-1762), théologien et mystique de Delhi. Tout comme son contemporain, Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhâb (1703-1792), fondateur du wahhabisme (2), Shah Waliullah, s’inspirant des œuvres du théologien de Damas Ibn Taymiyya (1263-1328), jette les bases du réformisme islamique dans la région. Son projet de « purification » de l’Islam rencontre initialement peu d’écho. Mais la perte du pouvoir politique des musulmans en faveur des Britanniques a d’importantes répercussions sur leurs conceptions et pratiques religieuses. C’est dans ce contexte qu’émerge la Tariqa-i Muhammadiyya dont le fondateur, Sayyid Ahmad Barelwi (1786-1831), s’inspirant de réformistes locaux tel Shah Abdul Aziz (1745-1823, fils de Shah Waliullah) et de réformistes originaires d’autres pays comme le Yémen (tel ‘Alî al-Shaukânî, mort en 1834) milite en faveur d’une réforme religieuse et sociale : s’érigeant à la fois contre le rôle des saints comme intercesseurs entre Dieu et les hommes et contre les sommes colossales dépensées dans les sanctuaires soufis, il prône tout d’abord l’abolition du culte des saints ; il s’élève aussi contre les coutumes qu’il croit influencées par l’hindouisme, comme le remariage des veuves ; il se prononce également en faveur de la suppression des cérémonies ostentatoires et coûteuses, lors des divers rites de passage notamment ; enfin, il insiste sur l’importance de certaines pratiques islamiques tombées en désuétude comme le pèlerinage à La Mecque et le djihad.

Après l’intensification de la présence britannique à partir de 1857, de nouveaux courants formalisent et pérennisent les idées réformistes du siècle précédent. Tous insistent sur le caractère supérieur et distinct de l’Islam à la fois par rapport au Christianisme (en réaction aux missionnaires et aux colons britanniques) et à l’Hindouisme (à une époque où les hindous se sont eux aussi engagés dans un processus de redéfinition de leur religion).

De Deoband le mouvement le plus important

Le plus important de ces mouvements, fondé en 1867 par Muhammad Qasim Nanautawi (1833-1877) et Rashid Ahmad Gangohi (1829-1905), est celui des Deobandi, qui tirent leur nom de la ville de Deoband, située au nord de Delhi. Leur originalité réside avant tout dans leur projet d’enseignement et de diffusion de l’Islam. Ils adoptent des méthodes d’instruction modernes tout en excluant de leur programme l’anglais et les sciences « occidentales » et promouvant à la place l’étude du Coran, des hadîths, de la loi et des sciences islamiques. Transformant progressivement Deoband en l’un des centres majeurs d’enseignement religieux en Asie du Sud, ils créent aussi le plus important réseau de madrasas de l’époque. En dépit de ses velléités réformistes, Deoband demeure néanmoins conforme à la tradition hanafite en matière de théologie et de droit, et tolère le soufisme comme pratique spirituelle individuelle. D’autres mouvements émergent à la même période brisant ce conformisme. Le premier, à tendance fondamentaliste, est le Ahl-i Hadith (Gens de la Tradition), fondé en 1864. Tirant son inspiration de la pensée du théologien Nazir Husain (1805-1902), le mouvement n’admet que le Coran et les hadîths comme sources de droit, et rejette les enseignements de l’école hanafite, mais aussi le soufisme sous toutes ses formes. Il prône le retour à l’Islam des ancêtres (salaf) des premières générations de l’Islam, et incarne, à ce titre, la version salafiste de l’Islam sud-asiatique.

L’autre tendance anticonformiste est celle des modernistes qui non seulement refusent la tutelle des oulémas mais plaident aussi en faveur d’une limitation du religieux à la sphère privée. Leur leader, Sayyid Ahmad Khan (1817-1898), préconise en outre de concilier l’étude de la loi islamique avec celle de l’anglais et des sciences exactes, élaborant même une théologie rationaliste innovante. Tout comme pour les Deobandis, l’enseignement représente un volet important de son projet de réforme. Il fonde ainsi en 1875, à Aligarh, le Mohammedan Anglo-Oriental College (qui deviendra en 1920 l’Aligarh Muslim University), une université à l’anglaise d’où sortiront des générations d’intellectuels occidentalisés. Nombre de ces derniers se rallieront plus tard au mouvement séparatiste qui débouchera sur la création du Pakistan. Enfin, la Nadwatu’l ulama, fondée en 1892 par Muhammad Ali Monghiri (1846-1927), aspire à concilier les diverses tendances du réformisme tout en modernisant l’enseignement islamique, mais ces tentatives se solderont par un échec, les oulémas de la Nadwa devenant avant tout des représentants d’un réformisme conformiste.

Le début du siècle suivant est marqué par l’introduction de deux sortes d’innovation, le prosélytisme et le projet d’Etat islamique, pierres angulaires de l’activisme islamique contemporain. Ces projets sont portés par deux mouvements respectifs : la Tablighi Jamaʻat et la Jamaʻat-i Islami. La première, dont le nom même signifie « prédication » (tablîgh), a été fondée en 1927 par Muhammad Ilyas (1885-1944), un ‘âlim de la mouvance de Deoband qui, par la prédication, entend répondre à la concurrence engagée dans la première moitié du XXe siècle entre hindous et musulmans pour conquérir ou reconquérir des convertis. La seconde a été créée en 1941 par Abul Ala Mawdudi (1903-1979), théoricien majeur de la notion d’Etat islamique. Rejetant l’autorité des oulémas traditionnels, il défend l’idée que l’Islam représente un cadre de référence applicable à tous les domaines de la vie sociale, politique et individuelle. La présence britannique en Inde contribue à politiser sa vision de l’Islam, qu’il érige en fondement idéologique de l’Etat. Le projet annoncé par Muhammad Ali Jinnah en 1940 de former un Etat séparé pour les musulmans, mais fondamentalement laïque, incite Mawdudi à créer en réaction, l’année suivante, un mouvement politico-religieux, la Jamaʻat-i Islami, dont la mission est de rassembler une élite, composée d’hommes pieux et « vertueux », chargée d’investir le champ politique et social afin d’établir un Etat islamique universel.

Activisme à trois dimensions

Loin de s’essouffler avec la fin de la colonisation britannique, l’activisme des mouvements réformistes n’aura au contraire cesse de se développer dans les trois pays issus de la partition de 1947, l’Inde, le Pakistan occidental et le Pakistan oriental qui deviendra le Bangladesh en 1971, en dialogue cette fois avec la modernité postcoloniale. On peut décliner cet activisme sous trois formes – quiétiste, politique et djihadiste – présentant des variations assez importantes selon la position majoritaire ou minoritaire de l’Islam dans les pays concernés. Un même mouvement peut aussi privilégier à un moment donné une forme d’activisme sur une autre, voire combiner de façon synchronique ou diachronique diverses formes d’activisme.

La ligne quiétiste et le prosélytisme

Le prosélytisme représente l’activité phare de l’activisme quiétiste, et concerne l’ensemble des grands mouvements réformistes, chacun adoptant des méthodes de prédication assez diverses, qui elles-mêmes rencontrent des succès variables. En condition majoritaire comme minoritaire, le prosélytisme est avant tout d’ordre interne, visant la réislamisation des musulmans ordinaires par la réforme de leurs pratiques conformément à l’idéologie des mouvements respectifs.

On l’a vu, le mouvement le plus emblématique de ce type d’activisme est la Tablighi Jamaʻat qui a non seulement érigé le prosélytisme en doctrine de base mais qui rencontre aussi le plus franc succès auprès des populations musulmanes dans la plupart des pays sud-asiatiques. Dès l’origine de ce mouvement fondamentalement piétiste, des techniques très précises ont été mises au point : les adeptes doivent consacrer une partie précisément définie de leur emploi du temps à porter, en groupe, la bonne parole de maison en maison, et à exhorter les musulmans à vivre selon les six principes définis par le fondateur du mouvement (la profession de foi, les prières canoniques, la connaissance de Dieu et sa remémoration, le respect de chaque musulman, la sincérité de l’intention et la consécration de son temps au prosélytisme). L’attention des adeptes devant exclusivement porter sur l’approfondissement de leur foi, il leur est interdit de s’engager dans des controverses religieuses et de discuter de politique dans le cadre des activités du mouvement.

Les autres mouvements réformistes, comme le Ahl-i Hadith et la Jamaʻat-i-Islami, accordent aussi une place prédominante au prosélytisme dans leurs activités. Le cas de la Jamaʻat-i Islami est particulièrement intéressant. En Inde, la condition minoritaire de l’Islam l’a contrainte à réorienter son programme qui, à l’origine, visait une islamisation par le contrôle des appareils d’Etat, vers la réforme individuelle des musulmans par le biais du prosélytisme. Au Pakistan, la déception de la Jamaʻat-i Islami face aux concessions très limitées de l’Etat pour islamiser ses institutions (cf. infra) l’a incitée à recentrer ses activités vers la réislamisation de la société. Pour ce faire, en Inde comme au Pakistan, elle mobilise divers procédés comme la diffusion abondante de la littérature de ses principaux idéologues, l’utilisation des nouveaux moyens de communication, la création de branches estudiantines sur les campus universitaires, la formation de cercles d’études du Coran, ou encore le travail caritatif. Son impact sur les sociétés demeure toutefois négligeable compte tenu de son caractère élitiste.

L’activisme quiétiste est surdéterminant en Inde par rapport aux autres formes d’activisme du fait de la condition minoritaire de l’Islam. Cette forme d’activisme se retrouve aussi de façon significative au Pakistan et au Bangladesh, mais ces pays se distinguent de l’Inde par le fait que l’activisme politique – violent ou non – y est surdéveloppé.

L’option politique

Au Pakistan, les plus importants mouvements islamiques, les Deobandis et la Jamaʻat-i Islami (mais aussi les Barelwis qui représentent l’Islam non réformé) se sont constitués en partis politiques dans les années 1950, se livrant à des formes soutenues et variées d’activisme politique (participation aux élections, mobilisations de rue, etc.). Ces groupes militent principalement en faveur de l’établissement de la charia pour réguler le droit personnel et codifier le dispositif juridique du pays. Leurs gains électoraux ne sont guère significatifs (ils ne mobilisent qu’environ un cinquième de l’électorat) mais leurs pressions sur les gouvernements successifs ont abouti à une islamisation partielle des institutions, symbolisée surtout par l’établissement des châtiments islamiques appelés hudûd. Parmi ces mouvements, la Jamaʻat-i Islami, dont le projet d’Etat islamique est le plus abouti, a joué un rôle prééminent dans les tentatives d’islamisation. Le succès de ces mouvements jusqu’aux années 1990 tenait avant tout à leur instrumentalisation par des partis laïques, l’Islam étant une source majeure de légitimation politique. Face au bilan mitigé de l’islamisation des institutions, les mouvements islamistes, comme la Jamaʻat-i Islami, ont depuis réorienté leurs activités vers le champ social.

La lutte pour l’application de la charia s’inscrit dans une logique d’appropriation de l’Islam par les mouvements réformistes sunnites – majoritaires au Pakistan à 80% environ – qui prétendent représenter les seuls vrais musulmans. Cette vision a pour corollaire un militantisme hostile aux minorités religieuses (chrétiens notamment) et sectaires (chiites duodécimains et ahmadis (3) en particulier) qui s’est traduit par des pressions exercées sur l’Etat, dès les années 1950, pour les éliminer. Ainsi, d’abord soumis à l’interdiction d’occuper les plus hautes fonctions de l’Etat depuis la Constitution de 1973, les ahmadis ont été déclarés non-musulmans par un amendement de 1974, puis interdits de se dire musulmans et de pratiquer les rites islamiques par une ordonnance de 1984. Quant aux chrétiens (2% de la population), ils sont les principales victimes des amendements successifs de la loi sur le blasphème sous les pressions réussies des islamistes sur l’Etat pakistanais.

Au Bangladesh, où le particularisme bengali a été affirmé au détriment de l’Islam, les mouvements islamistes, à travers notamment la Jamaʻat-i Islami, sont néanmoins revenus dans l’arène politique, militant, mais avec moins de succès encore qu’au Pakistan, pour l’islamisation des institutions, tout en possédant une capacité de mobilisation significative. La marginalisation des minorités religieuses et sectaires (comme de faire déclarer les ahmadis non-musulmans) représente aussi un pan important de leur programme.

En contexte minoritaire, l’activisme politique jouit d’une marge de manœuvre très réduite. Les partis islamiques, qui se sont formés dans diverses régions de l’Inde, ont eu jusqu’à présent une portée marginale, les musulmans indiens préférant se tourner vers les partis laïques.

La modalité djihadiste

Le troisième mode d’expression de l’activisme islamique en Asie du Sud s’exprime par le recours à une violence que les acteurs ont drapée dans le manteau de l’Islam en l’assimilant à un djihad. C’est particulièrement vrai au Pakistan : alors que l’usage de la violence fut dans un premier temps limité et ponctuel (émeutes anti-ahmadis des années 1950 par exemple), un basculement s’est produit quelques décennies plus tard vers une violence érigée en principal mode opératoire par certains groupes. Elle s’est développée sur deux terrains principaux qui s’entrecroisent parfois : le sectarisme, qui oppose principalement les sunnites aux chiites, et les conflits régionaux en Afghanistan et au Cachemire.

Face à la crainte des autorités pakistanaises que les chiites ne tombent dans le giron de l’Iran après la révolution islamique de 1979, des groupes radicaux sunnites ont émergé au milieu des années 1980, soutenus par l’armée et les services secrets, et soupçonnés d’être financés par l’Arabie Saoudite. La guerre d’Afghanistan, qui a attiré nombre de djihadistes pakistanais en herbe, a conféré une dimension nouvelle à l’idée de djihad au Pakistan, réservée jusque-là aux conflits avec l’Inde, en transformant des organisations militantes, comme le Sipah-i-Sahaba (SSP) issu de la mouvance deobandi, en groupes paramilitaires gagnés par la culture de la kalachnikov et influencés par le militantisme des talibans. Après le 11 septembre, la violence a connu une nouvelle escalade alimentée par le soutien d’al-Qaida aux groupes les plus radicaux comme le Lashkar-i Jhangvi (issu du SSP). Ces violences, qui ont fait des milliers de victimes, se traduisent par des attaques contre des mosquées chiites, des assassinats de personnalités, etc. L’activisme djihadiste s’est aussi développé sur un autre terrain, celui du conflit au Cachemire, qui oppose l’Inde au Pakistan depuis la partition. Il mobilise à la fois des groupes initialement actifs en Afghanistan, comme le Harkat-ul-Ansar, et des organisations, soutenues par les services secrets pakistanais et l’armée, créées spécifiquement pour mener le djihad au Cachemire comme le Jaish-i-Muhammad, proche de la mouvance des Deobandi, et le Lashkar-i Tayyiba d’obédience Ahl-i-Hadith.

Si certains groupes pakistanais ont établi des branches au Bangladesh, l’activisme djihadiste y est moins développé en l’absence de proximité de foyers alimentant la violence islamiste. Reste que certains groupes, comme le Bangladesh Islami Chhatra Shibir, la branche estudiantine de la Jamaʻat-i-Islami (qui s’était elle-même illustrée par ses exactions pendant la guerre d’indépendance du Bangladesh à laquelle elle était opposée) ont fréquemment recours à la violence contre leurs opposants musulmans mais aussi contre la minorité hindoue en s’attaquant notamment à ses temples.

Quant à l’Inde, exception faite du Cachemire où le djihad se confond avec la lutte pour l’autonomie depuis les années 1990, l’activisme djihadiste est apparu dans les années 2000 en réaction essentiellement aux violences perpétrées par les nationalistes hindous contre la minorité musulmane. Ces attaques sont souvent attribuées aux Indian Mujahidin, un groupe assez mystérieux, soupçonné d’être composé des éléments les plus extrémistes du Student Islamic Movement of India, une organisation estudiantine, initialement proche de la Jamaʻat-i Islami indienne, qui s’est radicalisée après la destruction de la mosquée d’Ayodhya en 1992 (4).

Propagation outre les confins

L’influence du réformisme sud-asiatique a rayonné bien au-delà des frontières sud-asiatiques. Elle s’est tout d’abord exercée par l’exportation des modèles de piété et de prédication de la Tablighi Jamaʻat, devenue le plus important mouvement missionnaire musulman dans le monde, vers diverses régions, principalement l’Asie du Sud-Est et l’Asie centrale, mais aussi l’Afrique et l’Europe via les diasporas installées dans ces régions. On observe ensuite au Moyen-Orient un impact significatif d’oulémas comme Abul Hasan Ali Nadwi (1914-1999) qui, dans la tradition de la Nadwa, s’était engagé dans une vaste politique de traduction d’ouvrages religieux en arabe ; enfin, les idées de Mawdudi sur la notion d’Etat islamique et sur la légitimation de la violence contre les régimes corrompus, ont exercé un impact considérable sur les islamistes du Moyen-Orient, comme les Frères musulmans d’Egypte.

Le réformisme islamique en Asie du Sud, débouchant sur un activisme à multiples facettes, partiellement dépendant de la position majoritaire ou minoritaire de l’Islam, correspond donc à une réalité complexe impliquant des acteurs aux missions et modes opératoires différenciés et jouissant de niveaux d’influence et de succès très variables. Si la transformation des individus et de la société relie tous ces mouvements, la place conférée au politique peut varier considérablement. Pendant la période contemporaine, force est de constater que ce réformisme s’inscrit aussi dans des logiques qui dépassent les idéologies et dans lesquelles prime une instrumentalisation politique du religieux. Enfin, il s’illustre par une créativité qui lui offre un rayonnement au-delà des frontières sud-asiatiques, témoignant de la multipolarité en Islam et, sinon d’une nouvelle centralité, au moins d’un éclatement géographique où d’autres régions que le Moyen-Orient offrent des modèles exportables qui circulent et sont réappropriés.

Courte bibliographie
Mariam Abou-Zahab, Olivier Roy, Réseaux islamiques : la connexion afghano-pakistanaise, Autrement, Paris 2002.
Marc Gaborieau, Un autre islam : Inde, Pakistan, Bangladesh, Albin Michel, Paris 2007.
Christophe Jaffrelot (éd.), Le Pakistan, Fayard, Paris 2000.
Denis Matringe, Un islam non arabe : horizons indiens et pakistanais, Téraèdre, Paris 2005.

Notes
Cet article traitera exclusivement du réformisme sunnite par manque de place.
Cfr. l’article par Hamadi Redissi dans ce numéro de la revue (NDLR) : http://www.oasiscenter.eu/fr/la-revue/l-islam-%C3%A0-la-crois%C3%A9e-des-chemins-tradition-r%C3%A9forme-djihad#section10
Le fondateur de la secte des Ahmadis, Mirza Ghulam Ahmad, se proclama Mahdi (Messie), provoquant la fureur des oulémas qui y voyaient une façon de s’attribuer des fonctions prophétiques, alors que le dogme considérait Muhammad (Mahomet) comme « sceau » des prophètes.
La mosquée a été détruite en 1992 par des militants hindous, qui réclamaient depuis longtemps la « propriété » du site de la mosquée, considéré comme le lieu de naissance du dieu Rama (NDLR).

(Source: Eglises d'Asie, le 26 novembre 2015)